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Sleeping beauty

Lucy est cobaye dans un laboratoire scientifique où on lui enfonce des tubes dans la gorge, étudiante aussi quand ça lui plaît, serveuse dans un restaurant, fait des photocopies dans des bureaux quasi déserts, puis le soir Lucy s’en va flirter, paraît se prostituer dans des bars chics où elle laisse les hommes venir à elle pour mieux les confronter, les provoquer à pile ou face, leur proposer des choses éventuellement. Lucy semble libre, insaisissable, indifférente à ce monde. Répondant à une annonce, là voilà qui participe à des soirées spéciales où, court vêtue, elle sert à boire à des messieurs d’un certain âge, salaces et cultivés, pour ensuite accepter qu’on l’endorme (lors d’une étrange cérémonie du thé) et faire de son corps ce que l’on veut, sans toutefois dépasser certaines limites (pas de pénétration, pas de marques).

Sleeping beauty, film tordu, irrésolu, convoque immanquablement les fantômes du roman d’initiation, cruel, élégant et explorateur vivace de la psyché féminine. C’est une fable érotique à la manière d’un Sade qui se serait adouci, d’un André Pieyre de Mandiargues que Walerian Borowczyk adapta si bien jadis (La marge, Contes immoraux), des Belles endormies de Kawabata, d’Histoire d’O de Pauline Réage, ou encore d’Anne Rice qui reprit, elle aussi, La belle au bois dormant pour en faire une trilogie littéraire exquise et licencieuse. Lucy, belle ingénue d’aspect fragile, mais d’aspect seulement, s’encanaille à dessein, découvre les vices mais bien peu de vertu, les énigmes du sexe et les mécanismes du fantasme.

Mais derrière érotisme soft et sophistications (invitant forcément aux critiques assassines), Julia Leigh parle d’abord d’extrême solitude. Tout le monde est seul dans Sleeping beauty ; un ami qui se meurt sans personne autour de lui, une héroïne perdue dans les rets d’une société hostile, des hommes vieux et fripés cherchant à mourir ou avouant leur impuissance dans les secrets d’une chambre boisée. Sous l’asservissement, au creux d’une réalité assombrie, Lucy prétend à exister, à être, et tant pis alors s’il faut s’assoupir pour y parvenir, et tant pis aussi s’il faut défier le néant (la faucheuse rôde dans Sleeping beauty, sans bruit et doucereuse), quitte à s’y frotter de trop prêt. Même éteinte, somnolente dans des draps de soie, manipulée comme un jouet brisé, traitée de tous les noms, Lucy suscite le désir (mortifère) au-delà de Morphée, des règles et des protocoles.

Julia Leigh épure sa mise en scène, parfois maladroitement, parfois plus que nécessaire, en tout cas compose ses plans avec une discrète exactitude (qui pourra passer pour du maniérisme), préfère la suggestion au raisonnement (rien n’est défini, explicité, précisé, abandonnant, peut-être trop facilement, le spectateur à ses folles élucidations), et fait d’Emily Browning une jeune Madone à la peau de craie et de lait, crinière rousse, aréoles proéminentes et lèvres charnues, objet de toutes les chimères, substance de toutes les envies. Sleeping beauty semble vagabonder, s’engourdir, s’égarer et se rêver, arpente des espaces intérieurs avec, à la fin du voyage, une image vidéo (celle que Lucy a pu filmer en cachette ?), mise en abîme intrigante, à moitié convaincante, venant consacrer (ou dérégler) tout ce qu’il a été possible de voir et de comprendre précédemment.

Sleeping beauty
Tag(s) : #Films, #Cannes 2011

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