Film très riche, abondant et luxuriant, d’un abord difficile aussi (que certains pourront juger verbeux et monotone sans que l’on puisse s’en offenser), Le ventre de l’architecte de Peter Greenaway fut, bien avant The pillow book, une œuvre également graphique et multiple sur la transmission de l’art, sa validité et son écriture au sein d’une confrontation avec l’homme. Stourley Kracklite, architecte américain bedonnant, arrive à Rome accompagnée de sa femme pour concevoir une exposition sur Étienne-Louis Boullée, architecte visionnaire du XVIIIe siècle. Pris entre marivaudage notoire et douleurs abdominales, luttes d’influences et exigences artistiques, Kracklite succombe lentement à la paranoïa et à une forme de dépression chronique, abdication générale (et définitive) de son intégrité, de sa personnalité et de ses ambitions.
Freiné dans ses efforts par son corps massif puis malade, il cherche, ironiquement, à tout contrôler, à maîtriser ce qui peut advenir dans sa vie (son couple, et même sa pathologie) et dans son art (son exposition). Le film se construit sur des allers-retours permanents, dualités symptomatiques, symétries formelles et morales où les jeux d’échos, de reprises géométriques (et scénaristiques) définissent les mouvements de caméra, de montage (un plan élaboré par Greenaway possède toujours en soi un fonctionnement très graphique, théâtral, voire volontairement factice), des personnages et aussi de la bande-son.
Sur ce dernier point, il est à noter que les mélodies de Wim Mertens, sublimes, restent très proches des orchestrations mathématiques de Michael Nyman (qui, alors, venait de composer les musiques de Meurtre dans un jardin anglais et de ZOO, antérieurs au Ventre de l’architecte), comme si Greenaway avait exigé de Mertens qu’il reproduise, presque à l’identique, l’instrumentation de Nyman pour préciser davantage la notion de passation et d’hérédité présente au cœur de son film. Cet équilibre parfait dans les correspondances prend sa signification (et sa matérialisation) la plus concrète dans la spécificité physique introduite dès le générique d’ouverture, le ventre donc, et qui sera, par la suite, déclinée avec une infinité de variantes (d’écritures et scénographiques).
Plus simplement, ce sont trois figures essentielles du ventre qui s’imposent à la lecture initiale du film, en premier lieu celui de Rome, ville musée, foyer de l’art occidental et de la Renaissance, cité palpitante où chaque statue, chaque marbre, chaque monument, résonnent des échos de la culture et des civilisations passées. Ensuite celui de l’architecte, rongé par un cancer qui va donner la mort, puis enfin celui de sa femme, enceinte, qui va donner la vie ; vie et mort ainsi synchroniques, en osmose lors de l’inauguration de l’exposition, le bébé surgissant au monde dès lors que Kracklite s’y soustrait. Les thèmes de la reproduction et de la filiation (et leur contraire) irriguent, de fait, la structure narrative du film : accouplement et dépossession, enfantement et mort, reproduction à travers l’art (l’hommage à Boullée) ou à travers l’homme (le nouveau-né à paraître), et la recension des deux sous diverses formes créatives (peintures, sculptures, photographies et photocopies).
Greenaway juxtaposent et confrontent ces différents vecteurs esthétiques qui, au fil de l’Histoire, ont évolué de techniques de reproduction à systèmes de duplication, et rend compte de toute entreprise artistique (de la plus élémentaire à la plus magistrale) souffrant invariablement de la moindre influence, subjectivité et/ou remise en question. Lignes, circonférences, figures, symboles, séquences, narration, et jusqu’aux métaphores responsives sur le principe de permanence et de renouvellement, tout dans cette œuvre gigogne, esthétiquement superbe, conduit à une réflexion labyrinthique et référentielle sur l’artiste face à ses angoisses, ses doutes et ses inspirations.
Peter Greenaway sur SEUIL CRITIQUE(S) : Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant, The baby of Mâcon La ronde de nuit, Goltzius et la compagnie du pélican, Que viva Eisenstein!.