Évocation compacte des dernières années de la vie de Saartjie Baartman (surnommée la Vénus hottentote), la Vénus noire d’Abdellatif Kechiche est un film difficile, exigeant et qui aspire à peu de dithyrambes (sujet dérangeant, lumières coupantes et froides, apathie de l’héroïne, mise en scène rêche). Il irrite, il agace, il ennuie, pourtant il s’en dégage une nécessité, une fermeté peu communes si l’on décidait, soudain, de le comparer au cinéma français actuel (et même d’avant), faisant de l’œuvre un bloc brut, monumental et mal aimable qui, patiemment, construit les prodromes d’un étiolement, d’un crépuscule irrévocable parmi les cercles de l’inélégance sociale, qu’elle soit prolétaire ou plus "respectable" (le scélérat est partout).
Kechiche va jusqu’au bout de son programme et, frondeur, entêté, n’hésite pas à malmener l’endurance du spectateur en ne lui épargnant pas grand-chose, à commencer par la durée et les mouvements cycliques, répétitifs du film. Les scènes s’étirent souvent jusqu’à une limite, un excès, un étourdissement (c’est en particulier le cas pour celle du salon libertin, impitoyable d’audace et de malaise), parfois avec légitimité, parfois de façon inutile (le procès). Le rabâchage des séquences où Saartjie (incroyable Yahima Torres) est exposée, humiliée, et leur progression dans le sordide, presque la farce, sont l’ordonnance principale choisie par Kechiche qui s’appuie sur le martèlement, la redite chaque fois plus obscène et plus clinique pour révéler l’immense, le triste spectacle qu’est la condition humaine (et sa petite comédie).
Des bas-fonds londoniens aux laboratoires de science, des soirées licencieuses aux bordels parisiens, les peaux luisent, rougeaudes, gonflées de vinasse ou de bêtise, fardées de complaisance et de minauderies. On vocifère, on éructe, on questionne, on ordonne. Par la parole, outrée, onctueuse, autoritaire, par les regards et par les actes évidemment, Saartjie se voit sans cesse déposséder de son corps et de ses attributs (crâne, squelette, cheveux, vagin), éventuellement de son âme. Saartjie n’existerait finalement pas en tant que personne morale (ni princesse ni même personnage), mais, de manière spécifique, voire en abîme, en tant que figure indéchiffrable, énigme muette, muse consentante de l’artiste (Kechiche) sans scrupule (Caezar, Réaux, Cuvier).
Toujours à l’état d’objet, de convoitise purement exotique (érotique aussi) que l’on chérit ou que l’on punit à sa guise, toujours là à l’appréciation d’une assistance interchangeable (juges atones, noceurs ricanants, savants étriqués, public de cinéma…), qu’elle soit en cage, abusée ou même sous la forme d’une sculpture moulée sous un drap (alors qu’on la dissèque d’un côté, on la recompose, la refaçonne de l’autre), Saartjie ne s’appartient pas, n’est jamais maîtresse de ses propres choix, jamais spectatrice de sa propre vie. L’alcool et les cigares sont bien les seules propriétés (masculines) qui lui permettent d’être par moments, moments d’oublis et de fuites dans les larges vapeurs de chacun.
On pourrait imaginer, penser à une initiation sadienne ; il n’en est rien. Saartjie, éloignée au possible des Juliette, Justine et autres Eugénie du divin marquis, n’est rien d’autre qu’une chair qu’on ne tente à éduquer ni à pervertir, qu’une glaise malléable que l’on vend pour quelques pennies, un artefact que l’on exhibe d’abord parce qu’on la suppose "sauvage" et dangereuse (quel cirque ! Quels frissons !), ensuite pour son postérieur stéatopyge que l’on peut toucher et frapper, ensuite pour son sexe aux lèvres élongées dont on se plaît à s’ahurir (c’est un fait : l’origine du monde déborde, se déploie hors des cadres). De cette femme unique, belle et solitaire dont le libre arbitre n’est qu’une illusion, voulue ou perdue (perdue entre la réalité et l’art, la représentation et l’existence, et sans qu’on l’autorise un seul instant à cerner, à pouvoir comprendre les tenants de ces différences et de sa "condition"), Kechiche exprime la dénonciation plus générale, forcée peut-être mais probante, de toutes formes d’asservissement, physique, racial et psychologique.
Abdellatif Kechiche sur SEUIL CRITIQUE(S) : La vie d'Adèle, Mektoub my love - Canto uno.