Adapté du roman remarqué de Lionel Shriver paru en 2003, We need to talk about Kevin tient de la rêverie brutale qui laisse hébété, qui hante longtemps après. Un genre d’expérience fascinante procédant par l’image et les sons, par la densité d’une histoire tel un conte de fées névrotique (où ce ne seraient plus les parents qui tuent, abandonnent ou dévorent leur progéniture, mais l’enfant lui-même devenu une figure maléfique) emmenant le spectateur au fond de l’abîme ou, à l’inverse, jusqu’à un soleil noir incandescent.
Le film aiguise nos sensations par l’exercice d’une mise en scène viscérale (la première séquence, de ce point de vue, est spectaculaire, tournée lors de la Tomatina à Buñol) : flous, lumières, cadrages, résonances et modulations, c’est un cinéma qui étourdit, à l’image d’Eva toujours éprouvée, deux ans après, par les terribles événements qui ont vu sa vie s'écrouler. Eva et Franklin se sont rencontrés, aimés passionnément puis ont eu un fils, Kevin. Celui-ci, très tôt, semble manifester un rejet, une résistance à l’amour maternel. Rejet qui se transformera, au fil des années et jusqu’à ses 16 ans, en une sorte d’aversion absolue, puis en folie meurtrière rappelant ces nombreuses tueries perpétrées sur les campus étudiants américains.
C’est une relation amour/haine, une dialectique mère/fils chaotique comme il en a été rarement vues au cinéma. Entre une mère qui paraît avoir peur de son fils, le supporte (sacrifiant, pour lui, sa carrière professionnelle) et l’affronte sans cesse, et un père pataud, déconsidéré, aveugle au malaise, Kevin a tout loisir pour nourrir une misanthropie abyssale qu’il est impossible de mesurer (et d’imaginer de quelle faille infernale elle a rué). À 8 ans, Kevin porte encore des couches, manipule et défie ses parents, nourrit une sorte de complexe d’Œdipe qui se serait altéré (nuire à sa mère tout en l’adorant, respecter son père tout en le maudissant). Et si c’était là le venin qui dévore Kevin ? Aimer trop fort sa mère jusqu’à vouloir la faire souffrir ? Exister à ses yeux et à personne d’autre, prouver son amour au-delà de la raison ou du moindre jugement ?
De ce précipice vertigineux surgissent, en nuées voraces, les doutes et les remords d’Eva. Avait-elle une chance, l'infime perspective de contrecarrer ce qui se tramait ? Les différentes strates du récit (passé et présent), leur éventuelle subjectivité (comme des projections mentales d’Eva), explorent patiemment les instants où celle-ci croit comprendre quelque chose, envisage une explication, élucide un geste, saisit une humeur, perçoit les causes et les prétextes qui ont amené son fils à commettre l’inenvisageable. A-t-elle été une mauvaise mère ? A-t-elle enfanté un monstre, un assassin dont le goût du Mal est au moins égal à sa cruauté et à sa malveillance ? À qui la faute, en supposant qu’il y en ait une ? Qui peut être tenu responsable du désastre ?
Dès le départ (dès l’accouchement en fait, filmé hors-champ comme une séance de torture), la relation entre Eva et son fils est compliquée. À peine présenté à la vie, le bébé crie, crie encore et crie sans relâche. Scène glaçante et absurde où Eva, ne supportant plus les hurlements de son fils qui paraît déjà l’éprouver, trouve un certain réconfort dans la violence des marteaux-piqueurs. C’est sa propre chair, son propre sang qui mutent et qui déraillent, comme exemptés d’une humanité normalement requise. We need to talk about Kevin, il faut que l’on parle de Kevin, suggère le titre, sauf qu’Eva et Franklin, n’envisageront une discussion, prendront le temps d’établir une décision réfléchie (sinon celle d’un divorce) permettant une possible rémission, un empêchement du pire.
We need to talk about Kevin a quelque chose de l’état second, pas de la transe, mais de la fièvre psychique et sensorielle qui ne s’affranchit pas entièrement de son récit ou d’une réalité trouvant encore, en nous, plusieurs échos et repères. Le film reste concret dans ses actes et dans ses enjeux, mais accapare très souvent nos affects, imprègne nos imaginaires. Il ne s’embarrasse de trop de grâce parce que le film est une griffure, un cauchemar démesuré quand il s’agit de rendre compte de l’ampleur de la tragédie et de la perversité de Kevin (qui semble avoir tout planifié depuis ses 8 ans) à l’encontre de sa famille, et surtout de sa mère. On pourra reprocher à Lynne Ramsay certains effets de stylisation alors qu’elle nous embarque loin, cherchant d’abord à perturber nos dispositions par de nombreuses impressions, parfois douces, parfois furieuses, plutôt qu’à fournir un bel objet esthétique.
Les symboliques sont fortes (le rouge que l’on retrouve partout, tout le temps, organique et palpitant, la maison à nettoyer, à "purifier" quand Eva tente d’exorciser les ombres de son existence...), la psychologie est simple, éventuellement pratique. Le film s’essaie à l’expressionnisme, à l’allégorie (scène essentielle, quasi primale, d'Eva racontant à Kevin l’histoire de Robin des bois), multiplie par dix ses intentions et ses visions (la Tomatina, la soirée du Nouvel An, la responsable d’Eva aux ongles crochus…), quitte à majorer le trait, les réflexions, les ambiances et les interrogations, sans réellement chercher à canaliser tout cela mais, au contraire, à en faire quelque chose proche du magma travaillé par les non-dits et les trop-pleins, les fulgurances et les envoûtements (renforcés par la musique étrange de Jonny Greenwood).
L’œuvre va au terme de sa démarche et de l’épreuve pour transcender celle, par la séduction des plans et de leur empreinte visuelle, d’une femme rongée par la culpabilité cherchant à embrasser les événements, à disséquer leur rigoureuse fatalité, et surtout à comprendre la démence de son fils resté trop longtemps un terrifiant mystère. Ezra Miller (Kevin) est impressionnant, et même effrayant, avec son regard en biais, son physique étrange, sa voix et son phrasé secs desquels sourdent mépris et artifice. Il désempare le spectateur d’autant qu’il désempare Eva, nous trouble et nous pique à la nuque. Face à lui, Tilda Swinton est époustouflante en mère fragile en proie à une inexprimable détresse maternelle (ou un rejet pathologique de l’enfant ?), sublime, émouvante, seule lueur, magnifique, dans les obscurs de ce requiem familial. Quelques maladresses dérisoires (la scène d’Halloween, un peu trop de standards pop) n’altèrent jamais l’harmonie étrange ni la puissance languide du film qui traîne derrière lui les effluves d’un entêtant parfum funèbre.
Lynne Ramsay sur SEUIL CRITIQUE(S) : A beautiful day.