Deux ans à peine après la traque et la mort de Ben Laden, les Américains, c’est plus fort qu’eux (et traumatisés encore par le 11 septembre), mettent déjà en scène les événements qui ont vu l’ennemi planétaire numéro un se faire dézinguer. On peut évidemment s’interroger sur la légitimité d’une telle œuvre, écrite et réalisée sans recul nécessaire et emportée dans une réactivité, dans un feu médiatique qui entraveraient une véritable et une totale connaissance des faits (informations classées, documents top secrets…) et leurs inévitables zones d’ombre (la mission avait-elle pour but de le capturer ou de simplement le tuer ? Ben Laden était-il déjà mort ? Qui le protégeait ? Pourquoi sa dépouille a-t-elle été si rapidement jetée à la mer ?).
À la rigueur, Bigelow et son scénariste Mark Boal peuvent plus ou moins se défendre de ça en brandissant l’argument béton de la fiction, et le film s’en tiendra donc aux seuls éléments et aux seules données qu’il possède (sa limite) sans y ajouter de dramaturgie inutile (sa force) et sans traficoter la part de réalité dont il doit s’accommoder, le tout accompagné d’un esclandre dérisoire autour de l’emploi systématique de la torture (comme si on s’étonnait soudain que ce ne soient pas des Bisounours qui, sous l’ère George W. Bush et Dick Cheney, travaillèrent bien gentiment à la CIA). Controverse inutile, mais payante (Zero dark thirty fait parler de lui et cartonne aux USA), qui semble s’inviter dans les médias pour attiser le buzz et susciter le doute idéologique autour du film (louer la politique vindicative de Bush ou celle de la transparence d’Obama ?).
La justification ou non de la torture est un vieux marronnier que l’on agite depuis des années déjà avec, entre autres, la série 24 heures chrono (surtout la saison 2 qui s’ouvrait, comme Zero dark thirty, par une scène de torture), les révélations sur Guantánamo ou le scandale d’Abou Ghraib en 2004. Et puis ce débat paraît stérile : au-delà d’un jugement moral et d’une position à prendre (le mal par le mal pour le bien ?), on sait que la torture, démon rampant de toute démocratie (même la France traîne encore ses vieilles casseroles algériennes), est et sera toujours utilisée par quelques gouvernements hésitants (ou pas) en temps de conflits terroristes ou pour toute autre considération d’État. S’en indigner bien sûr, mais c’est comme crier au loup ou pisser dans un violon, et ça doit bien faire marrer Rumsfeld, El-Assad ou Poutine.
Et le film sinon ? Zero dark thirty est parfaitement mis en scène, rondement mené et maîtrisé, mais devient parfois un rien confus et monotone (beaucoup de jargon technique et de blabla géopolitique), surtout dans sa première partie. Film-dossier opératique, foisonnant, réducteur bien sûr (mais comment ne pas l’être face à la somme de renseignements à développer et quand il se borne à n’offrir qu’un seul point de vue, celui des Américains ?), il sait se préserver de toute psychologie facile (c’est ce que l’on pouvait reprocher à Démineurs), de tout sentimentalisme (musique sobre et discrète d’Alexandre Desplat) et de tout patriotisme exacerbé. C’est cash, c’est direct et c’est efficace, à l’aune de la réalisation de Bigelow, mais peut-être un peu trop raide à la longue. À partir de la traque d’Abu Ahmed (scène prenante de localisation à l’aveugle d’un téléphone portable), le film devient autre chose, un thriller plus passionnant, plus tripant, jusqu’à l’assaut final à Attottabad, montré sans fioritures et en quasi temps réel.
C’est le personnage de Maya (Jessica Chastain, monolithique), omniprésent et mystérieux à la fois (on ne saura rien d’elle, d’où elle vient, ce qu’elle a fait avant, comment elle a fait ses preuves…), qui nous servira de guide dans les arcanes du pouvoir, de la bureaucratie et de la basse besogne. Personnage éventuellement symbolique dont l’existence se voue, se fixe à une obsession, des années décousues, dérobées, à chasser une ombre et un fantôme (on pense parfois à Homeland et à Carrie, son héroïne combative cherchant à faire tomber un haut bonnet du terrorisme international). De cette trajectoire chaotique, Bigelow en tire un beau plan final nous évitant scènes de liesses et/ou d’autosatisfaction, concentré d’abord sur les larmes de Maya, seule dans l’immense soute d’un avion-cargo ; larmes de joie ou amères (ou les deux peut-être, on ne saura pas), de joie parce qu’enfin Ben Laden est mort, amères parce que sa vie à elle semble désormais ne plus avoir vraiment de sens. Et puis quoi, après ? Le noir. Un vide. Et d’autres Ben Laden en puissance, prêts à en découdre encore dans l’absurdité et les fureurs de notre monde.
Kathryn Bigelow sur SEUIL CRITIQUE(S) : Démineurs.