Imaginez seulement qu’un matin, un mur invisible vous coupe du reste du monde qui, de l’autre côté de ce mur (à la fois prison et rempart contre le néant), s’est littéralement arrêté, figé dans chacun de ses derniers mouvements. Dans les montagnes de Haute-Autriche, au fil des saisons qui passent, vous devez alors, seul(e), redécouvrir à vivre le plus précisément possible, renouer avec des pensées et des réflexes plus primitifs, essentiels à votre survie. Intrigue incroyable et surréaliste qu’on dirait adaptée d’un Stephen King (son récent Dôme part du même postulat) ou d’un Franz Kakfa, mais empruntée au récit d’une célèbre romancière allemande, Marlen Haushofer, qu’elle publia en 1963.
Julian Roman Pölsler, sans jamais d’emphase, sans jamais de pathos et sans chercher à donner d’explications rationnelles (que le livre négligeait également), filme une femme confrontée à cet événement inconcevable (finalement une belle idée de cinéma) et son quotidien devenu une lutte, et son avenir un abîme suspendu. Il lui faut alors apprendre à cultiver la terre, à couper du foin, cueillir des fruits, se plier aux tâches d’un dur labeur, et puis chasser aussi, traire une vache, mettre bas, tous ces gestes d’avant passés, oubliés et qu’on avait abandonnés, échangés par des actions plus automatiques, sans vraiment de sens. S’acharner à la vie, uniquement, voilà le but, et appréhender de nouveau la nature sous tous ses aspects, et la sienne avant tout.
Comme sur une arche de Noé, cette femme (dont on ne saura jamais le prénom) s’entoure d’un chien, d’une vache, d’un chat et de leur petit respectif. Confrontée à la solitude, au désarroi, à la résignation puis à l’apaisement, cette femme redécouvre une sorte d’existentialisme exalté entre moments apaisés et questionnements sur sa condition, et ce jusqu’à la rupture (et sa remise en question) quand tout basculera lors d’une scène violente et tragique. La voix off vient peut-être, trop souvent, gêner la délicate modestie du film (toujours à la limite de l’ouvrage appliqué, scolaire) et sa psychologie expurgée de tout. Elle contracte, recourbe la force dramatique de la réalité et de la situation, et la tranquille beauté des images où tout fait sens, où tout va de soi. Était-elle seulement nécessaire pour traduire ainsi les pensées et les actes de cette femme ?
Quelques notes de Bach, les oscillations sonores du mur, le vent qui souffle ou qui caresse, le sifflement des insectes, le craquement des branches, le crissement sourd des pas dans la neige, la pluie qui tombe et aussi les vibrations du soleil sur la peau ; tout cela suffisait, simplement, à traduire les intentions du film, à en suggérer sa dimension nettement symbolique. Martina Gedeck, découverte en France dans La vie des autres, parvient, sans une ligne de dialogues, à incarner avec ferveur cette femme affrontant son propre territoire, un repli sur soi. Décidant progressivement d’omettre son passé et ses vagues rémanentes, construisant un présent de l’instant (qu’elle décrit dans son journal) et un horizon précaire, cette femme-là devient l’expression d’une humanité dont l’immensité s’est résorbée à un seul point : elle.