Monstre du chaos primitif, ou créature marine et biblique, ou chimère colossale à la forme imprécise, ou gigantesque serpent de mer, ou démon de l’enfer, ou encore bête de l’Apocalypse, le Léviathan est un parmi cela et tout à la fois. Dans ce "documentaire" de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel, il est ce chalutier parti de New Bedford vers les flots au loin, de là où parti aussi Ismaël, témoin de la lutte acharnée entre Achab et Moby Dick. Il est ce bateau anéantissant tout sur son passage, monstre fait d’armatures surgissant des abysses, d’écoutilles comme des bouches dégueulantes, de câbles comme des tentacules infinis ou des intestins à l’air, de nasses comme des viscères traînantes et palpitantes…
Et puis il y a les bruits, les bruits qui sont des hurlements, des souffles rauques, des râles sourds, ceux d’un titan vorace laissant derrière lui la mort, charriant à toute vitesse le sang et la destruction. Utilisant des caméras GoPros fixées à peu près partout (sur les pêcheurs, dans l’eau, à la proue, en hauteur sur le mât…), les deux réalisateurs offrent ainsi une immersion totale dans cet univers brutal, déchaîné et quasi primaire (les voix des marins ne sont que des borborygmes, des cris étouffés) qu’est la pêche au grand large, privilégiant avant tout l’épreuve et les sensations (l’éventuel discours écologique sur la dilapidation et le gaspillage de nos ressources naturelles est clairement ramené au second plan).
Cet entrechoc d’images abstraites, sauvages, et de sons étranges bouleverse constamment nos repères spatiaux, et cette folie visuelle rejoint, accentue celle de ces forçats de la mer qui, dans leurs gestes répétés, cette fatigue lourde, cet harassant labeur, semblent n’avoir plus conscience de leur condition et du déclin de leur environnement. On finit quand même par se demander pourquoi chaque plan est inutilement étiré alors que les deux réalisateurs avaient plus de 150 heures de rushes à leur disposition. Sur une heure et demie de film, pourquoi n’avoir gardé qu’une trentaine de plans distendus jusqu’à la corde dont certains frôlent la complète inutilité (le deuxième bateau repéré au loin, l’ouverture des coquilles Saint-Jacques, le type qui somnole devant la télé…) ?
Au moins les dix dernières minutes (et les dix premières aussi) sont magnifiques avec ces vagues noires à l’envers et ces envolées de mouettes en négatif, visions de cauchemar (elles viennent juste après la scène du type qui s’endort) d’un monde régit soudain par des ténèbres en furie. En 2005 sortait La peau trouée de Julien Samani qui, en à peine une heure, embarquait également le spectateur à bord d’un bateau pour une pêche aux requins éprouvante. Moins expérimental, plus précis (on pensait alors au Sang des bêtes de Franju), il était pourtant tout aussi archaïque et immersif que ce Leviathan certes très physique, mais terriblement ennuyeux.