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First cow

En fourrageant la terre, les mains habiles, non loin d’un fleuve où passe un porte-conteneur, elle découvre d’abord un crâne, plus tard deux squelettes allongés côte à côte, paisibles et comme endormis. Elle les regarde, émue presque, sans bouger ; elle s’interroge. Il faut un bond en arrière de deux cents ans, il faut revenir à cette terre, qu’un homme alors arpente délicatement en cueillant des champignons, pour comprendre les événements, comprendre ce qui conduit à cette finalité-là : deux squelettes l’un contre l’autre sous l’herbe et sous l’humus. Comprendre que derrière ces événements, il y a une histoire de vache. Oui, de vache. Une seule même, la première introduite sur le continent nord-américain. Une histoire de lait, de beignets au miel et de clafoutis aussi.

Une histoire d’amitié surtout, presque un éloge, introduite d’ailleurs, le film à peine commencé, par la citation d’un vers de William Blake : "The bird a nest, the spider a web, man friendship". Dans cette Amérique de 1820 en train de s’ériger dans la violence et les frémissements d’un capitalisme effréné (et en attendant, des années plus tard, la ruée vers l’or puis l’exploitation de l’or noir, abordée avec splendeur dans There will be blood) ; dans cette Amérique où cohabitent indiens, trappeurs, chercheurs de fortune, colons, immigrés et autochtones ; dans cette Amérique donc, l’amitié nouvelle, née par accident, née d’instinct de survie et d’entraide, d’un avenir possible éventuellement, entre Cookie, cuisinier et pâtissier de son état, et King Lu, en fuite et aux rêves d’hôtel à San Francisco, paraît presque incongrue, presque tache, en cette période d’individualisme, de dureté de chaque jour et de territoires à conquérir.

Kelly Reichardt, parfois avec humour, toujours avec douceur (on parlera même d’économie de moyens, et de belle), et sans jamais chercher à théoriser, à édicter ou à trop dire (les dialogues, de fait, sont rares), la replace à l’échelle de l’histoire d’un pays. Du temps, de l’œuvre de la nature et celle, par production et profits, de l’Homme exercée sur elle. Reichardt, dans sa minutieuse (et magnifique) captation d’un vieux monde ramené à un petit bout d’Oregon automnal, de ses aspects les plus pragmatiques, dans son quotidien, jusqu’à ses conventions sociales, fait de cette amitié simple, filmée souvent dans sa plénitude comme celle d’un petit couple fraîchement installé, une bulle de sérénité indifférente aux quelques chahuts alentour (et à l’imagerie, aux conventions sacrées de cet "Ouest lointain" fait invariablement de rudesse et de virilisme), mais vite rattrapée par les dérives d’un consumérisme primaire et l’expression du pouvoir.

C’est que Cookie et King lu, dans leur évidente ambition commerciale, utilisent clandestinement le lait de la vache, qu’a acquis le notable du coin, pour confectionner leurs pâtisseries et les vendre (avec succès). Jusqu’à la découverte, en forme de micro-suspens, de la manœuvre et ses inévitables conséquences. Mais à une violence attendue (Cookie et King lu sont poursuivis par les hommes de main du propriétaire de la vache, réclamant vengeance pour les traites illégales), Reichardt refuse la trépidation, s’en tient mordicus à sa mise en scène minimaliste, qui flâne, qui absorbe, et à son programme initial offrant la vision humble, mais ultra touchante, d’une amitié plus forte que tout, même à terre, et honorée enfin dans un dernier plan plein de mélancolie et de tendresse.


Kelly Reichardt sur SEUIL CRITIQUE(S) : La dernière piste.

First cow
Tag(s) : #Films

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