C’est une route solitaire qui serpente au milieu des arbres et d’une forêt, et Aïst rentre à vélo vers sa maison, sous la pluie, ramenant avec lui, à l’arrière dans une petite cage, deux passereaux qu’il a acheté auparavant sur un marché, et passant à pied le pont flottant de la rivière puis surplombant la ville grise où il habite. C’est là le commencement d’une ballade, les prémisses aussi d’un odyssée qui se dessinent à travers une Russie lointaine où l’on cherche encore à perpétuer, sereinement, quelques rites ancestraux et païens (ici ceux des Méria, peuple d’origine finnoise désormais oublié et disparu) quand les événements les plus importants de la vie (mariage, décès…) se doivent d’être célébrés selon des traditions immuables. Ainsi, Aïst accompagne Miron, son ami et son patron, qui souhaite incinérer son épouse, morte hier, sur les lieux de leur lune de miel, dans un bois là-bas aux confins de la Volga.
On devine et on éprouve, chez plusieurs cinéastes russes qui ont récemment émergé en Europe, Boris Khlebnikov, Alexeï Popogrebsky et Andreï Zviaguintsev en particulier (Le retour, Le bannissement), le bel et lourd héritage qu’a laissé derrière lui Andreï Tarkovski (ascendance du spirituel, des éléments, de la terre natale et sacrée, longs plans-séquences hypnotiques), héritage que l’on retrouve également chez Aleksei Fedorchenko et dans les douceurs de ce Dernier voyage de Tanya. Le personnage même d’Aïst est tarkovskien en diable, il est une sorte de sage, de guide, de stalker, et jusqu’à un père défunt qui fut illustre poète autrefois (comme celui de Tarkovski). C’est l’influence aussi de Theo Angelopoulos que l’on ressent parfois dans ces paysages immenses et mouillés, paysages dans le brouillard évidemment, et dans ce cinéma errant, ce voyage "immobile" à la recherche du passé et de ces racines profondes.
Malgré sa poésie brute, charnelle (la toilette à la vodka), et la beauté de ses plans photographiques, Le dernier voyage de Tanya a sur la fin quelque chose d’anecdotique. Le film a indéniablement une force, une incarnation qui sourdent et qui voudraient en imposer, mais qui jamais ne touchent ni envoûtent nos espérances. En ramassant son film sur seulement 1h15 de temps, Fedorchenko a voulu aller à l’essentiel, mais n’a-t-il pas perdu en route plus essentiel encore ? Le film n’a pas assez d’instants pour exister et faire vivre ses scènes ; de fait, plusieurs plans, splendides certes, semblent vains (le travelling sur la maison dans la brume, le reflet dans la vitre de l’hôtel) quand d’autres séquences ne fonctionnent pas ou paraissent tronquées (la rencontre avec les deux filles, le final). Fedorchenko titube et trébuche quelquefois, mais c’est assurément un réalisateur ambitieux, aventureux autant, à suivre de très près.