Ce fut, avec Antichrist et Enter the void, l'une des sensations choc du dernier Festival de Cannes. Kinatay, interminable, inaccessible cauchemar nocturne d'un jeune étudiant de police, interroge la part d’ombre intime que chacun peut être amené à embrasser et/ou à combattre. Pour Peping, l’expédition punitive orchestrée envers une prostituée vénale va prendre les allures traumatiques d’une odyssée essentielle vers l’enfer fondamentalement humain. Filmé en presque temps réel, Kinatay se scinde en trois parties progressives. La première, diurne et quasi documentaire, relate le quotidien banal de Peping (se marier avec sa jeune fiancée, manger avec la famille, aller en cours). Brillante Mendoza prend surtout le temps, en accompagnant Peping dans sa journée ordinaire, d’explorer ce tumulte grouillant qu’est Manille, magma impétueux plein de visages et de bruits, jamais rassasié, toujours en rythme disloqué dans ses rues et ses avenues.
Ensuite vient la nuit, et avec elle son cortège de peurs, d’infamies et de lumières constellées. Commence alors une longue scène dans un minivan (20 minutes), long voyage sensoriel comme une traversée du Styx, un passage vers les ténèbres qui soupirent de l'autre côté et déterminées à dévoiler, enfin, leur sombre labeur dans toute son atrocité (viol et dépeçage d’une mauvaise payeuse par les hommes de main d’un gang influent). Mendoza déploie ici tout un arsenal de sons et de cadrages (qui s’emplissent de noirs, de flous merveilleux) pour figurer une angoisse, une tension parfaite, un affolement immobile qui étreint, inexorablement, Peping et le spectateur disposé à se laisser porter par ce périple suspendu.
Le sens d’un cours de criminologie donné par un professeur, quelques heures auparavant, prend soudain toute sa portée physique et comme symboliquement incarné dans l’espace redéfini de la voiture. De l’extérieur vers l’intérieur, c’est là le déplacement ressenti (et mental) d’une ville enflammée (le jour, la vie) à un inframonde hachuré (la nuit, la mort), de l’intégrité à la lâcheté puis à la complicité. C’est la perte irrémédiable d’une innocence que Mendoza observe dans la troisième et dernière partie. Entre oppression et panique, Peping assiste, impuissant, au calvaire ininterrompu de la prostituée. Cette femme découpée à la machette, démembrée méthodiquement sur un lit de sang, est comme une image primale pour Peping qui ne peut défaire de son regard ce spectacle de l’inhumanité, et plus tard de son esprit, de son âme.
Mais ce qui gêne finalement dans Kinatay, malgré son âpreté et son entêtement thématiques, c’est cet atermoiement formel face à sa propre sauvagerie. Mendoza semble hésiter à tout montrer ou à préférer la suggestion, le hors-champ. Cet entre-deux limite sa radicalité même s’il paraît s’adapter à l'état d’esprit de Peping à cet instant (fascination/répulsion, sauver ou laisser faire, contempler ou détourner le regard). Certains plans se révèlent, de fait, complaisants ou inutiles puisqu'ils surnagent dans une valse-hésitation de la violence et du sexe qui ne sont jamais complètement montrés, ni complètement escamotés.
L’entre-deux s’autorise-t-il pour un tel film ? Ne fallait-il pas valoriser entièrement le hors-champ, comme chez Haneke par exemple, ou choisir, à l’inverse, d’affronter l’horreur pure, sans superflu, comme ont pu le faire Pasolini, Noé et quelques autres encore ? Cadence (trop ?) lancinante, atmosphère moite, éclats acides, Kinatay est un intrigant exercice de style qui, certes, parvient à faire son effet (tout en restant hermétique au possible), mais demeure plutôt vain dans son absolu et laborieux dans son traitement.