Pour évoquer le Lunes de fiel de Polanski, il faut d’abord revenir au roman éponyme de Pascal Bruckner, grande œuvre littéraire subversive sur la fragilité de la passion au sein du couple. En 1981, la sortie du livre fit scandale en raison de plusieurs scènes particulièrement écoeurantes (Bruckner explore, entre autres, les arcanes intimes de l’ondinisme et de la scatologie) et d’une noirceur tragique quant à l’impossibilité concrète de la prolongation du désir entre deux êtres, et ce malgré inventions, fantasmes et paroxysmes divers. D’une écriture élégante, nourrie et vénéneuse, les phrases et réflexions du romancier se succèdent comme les notes acérées d’une mélodie parfaite, rythme délicat et subtil par lequel la vision impitoyable d’un double naufrage conjugal (et d’une initiation au profane) parvient à envoûter le lecteur jusqu’à un point de fascination suffocante. Bruckner ne dissimule rien d’un funeste pessimisme amoureux, et ce faisant admet la fatalité des amants irrémédiablement voués à l’échec passionnel, à l’esclavage social et à la lassitude érotique.
La complexité d’adaptation d’un tel ouvrage demandait une totale honnêteté émotionnelle et intellectuelle par rapport aux tabous exposés. Le même problème s’est posé pour American psycho : comment montrer l’immontrable ? Comment traduire la terrible violence morale et formelle qui sous-tend une réflexion sans compromis ? Pareil qu’à Mary Hanson, Polanski a quelque peu raté sa transposition en images, élaborant avant tout une épure tiède, dénaturée et familière. Il n’est même pas question du filmage des scènes pornographiques extrêmes, il est surtout question du caractère "sadien" et mélancolique du livre qui n’est absolument pas restitué à l’écran, laissant place à un aimable roman-photo polisson pour adultes pudibonds. Comme American psycho, Lunes de fiel ne supporte pas la demi-mesure. C’est tout ou rien ; consentir à l’obscène en parvenant à le transcender (Pasolini l’a fait pour Salò) ou y préférer la vacuité, le superflu, le mijoré.
Polanski n’a pas su faire de l’œuvre romanesque une œuvre cinématographique équivalente, du moins ressemblante. Et même si une adaptation littéraire requiert ordinairement un travail de confrontation, de transformation, voire de trahison, c’est avant tout "l’âme" du livre qu’il est primordial de conserver. Polanski et ses scénaristes n’y sont pas parvenus, oblitérant l’amoral, l’incorrection et l’outrage au profit d’une idylle passe-partout s’achevant sur une pirouette scénaristique déloyale, contresens à la conclusion cruelle et cynique du roman. Il eut fallu Breillat, Brisseau ou même Dumont, pour arriver à retranscrire absolument l’ironie dramatique du roman et son érotisme exacerbé, insolent. En l’état, Lunes de fiel ressemble davantage à une gaudriole faisant fi de l’impudique qu’à un manifeste transgressif sur l’irrévocable faillite sentimentale.
Roman Polanski sur SEUIL CRITIQUE(S) : The ghost writer, La Vénus à la fourrure, J'accuse.