Il faudrait pouvoir toujours se méfier des films à buzz, de ceux qui suscitent l’engouement des mois avant, créent l’attente, poussent à l’impatience, et réconcilient finalement les critiques qui y vont de leurs gentils éloges interchangeables (exceptionnel, remarquable, magistral, etc.). Take shelter, s’il est indéniablement un bon film (mais juste un bon film, un film dans la moyenne), est quand même bien loin du chef-d’œuvre attendu et annoncé, claironné aux quatre vents. Pour la forme, allons-y gaiement : manque de rythme, tension bancale, longueurs, scènes inutiles qui s’essoufflent quand d’autres stagnent sans raison…
Avec vingt minutes en moins, Take shelter aurait sans doute réussit à provoquer efficacement le vertige, le vrai, celui-là même qu’il peine à installer, à prodiguer, ou suscite de temps en temps (principalement dans ses dernières minutes). Histoire d’un homme qui perd pied, d’un homme troublé, ébranlé, en proie à des visions dantesques où les nuages se chargent d’apocalypse et rendent fou, Take shelter décrit la lente dislocation des croyances et des acquis. Fin du monde ? Crise existentielle ? Implosion du couple ou désintégration de la cellule familiale ? Et si la dernière scène était à nouveau une hallucination paranoïaque où Curtis parvient à impliquer les autres dans ses angoisses, dans ses doutes insaisissables, plus seulement lui, mais sa famille aussi, témoins volontaires, consentants de sa psychose et/ou d’un désastre inéluctable ?
Entre fantastique et réalité établie (l’Amérique profonde des petites gens, celle des classes populaires et des prêts bancaires à risque), folie et prophétie, obsessions et drame intimiste, le deuxième film de Jeff Nichols navigue ainsi sans livrer de réponses, de points trop évidents. Il sait intriguer, bouleverser parfois, mais seulement parfois. Les tornades se découpent, se devinent dans un horizon bas, précurseur d’une menace palpable, d’une société qui va imploser, puis s’enroulant autour de la conscience de Curtis, la prenant au piège comme il le sera plus tard, lui, sa femme et sa fille, dans le bunker souterrain qu’il a construit comme on érige un autel, un masque à gaz dérisoire sur le visage, tandis qu’une tempête se déchaîne au-dehors.
Plusieurs scènes très fortes (les visions de Curtis, sa crise en pleine nuit, sa rage qui explose lors d’un repas communautaire, les nuées d’oiseaux dessinant dans le ciel des arabesques étranges, menaçantes) ne viennent guère contrecarrer ce sentiment profond d’un film à moitié convaincant et presque, à la limite, jamais emballant (en dépit de l’interprétation subtile, simple, de Michael Shannon et Jessica Chastain, unis dans la tourmente pour s’en sortir). Nichols a du talent, c’est évident, mais son film a quelque chose de trop classique, de trop retenu dans ses errements métaphoriques malgré la belle et inquiétante ambiguïté de son sujet.
Jeff Nichols sur SEUIL CRITIQUE(S) : Mud, Midnight special, Loving.