Est-ce un rêve tragique, ou plutôt un cauchemar fiévreux ? Rêve d’une femme, cauchemar d’une mère envisageant, fantasmant la mort de son fils ? La belle séquence inaugurale, en noir et blanc, serait de fait comme un songe primal annonçant le délire à venir, exploration sublimée et névrotique de la psyché féminine face à la perte essentielle (son enfant), à l’inimaginable douleur, et non plus état des lieux supposé dépressif et misogyne de la femme à travers les âges, furibarde et castratrice. Est-ce peut-être aussi l’égarement imaginé, le désarroi projeté d’un homme face au deuil, à l’infanticide ou aux ténèbres mâchurées du couple ?
C’est qu’il ne faut pas chercher à rationaliser le film, purement symbolique, préhensible à toutes transpositions, mais davantage le vivre comme une expérience introspective absolue, profane, et dont le sens premier appartiendrait entièrement à notre ressenti, à nos esprits et nos agitations intimes. Du drame personnel au film de chambre, Antichrist chavire lentement vers la fable mystique, puis vers des métaphores hallucinées et plus violentes. Il se manifeste enfin, puissamment, telle une entité complète, à part et ensorcelante, comme parvenant à inventer sa propre vie au-delà de l’écran et qui semble nous happer, nous éprouver, nous transparaître de l’intérieur.
À l’instar de Philippe Grandrieux dans Un lac, Lars von Trier investit à son tour une forêt-sanctuaire où la nature y révèle son essence ambivalente, génératrice à la fois d’angoisses et de sérénité, d’oppression et d’apaisement. Forêt-monde où les figurations de la vie et de la fécondité (arbres, racines, herbes, glands...) s’opposent aux forces noires d’un chaos alentour. Mais le trouble, la révolte du corps et de ses démons, de ses pulsions animales, finissent par se subordonner. L’imagerie maléfique et vibrante ruisselle, exsude constamment du film (succube, sabbat, possession, renard et corbeau) puis s’estompe, s’ouvre à un épilogue apaisé, avènement de la femme libérée qui, dans un dernier reflet poétique, arpente une colline, un nouveau Golgotha.
Œuvre d’art ambitieuse, déconcertante et multiple, Antichrist est une proposition artistique radicale. Travail sublime, hypnotique, sur le son, les images et les sensations. Grand geste de bravoure autodestructeur et jusqu’au-boutiste (le plan des lèvres vaginales sectionnées aux ciseaux, évoquant celui de l’œil coupé au rasoir dans Un chien andalou) qui s’enlace de ses fulgurances dans un long spasme de plaisir et d’agonies. C’est une eau-forte sombre et palpitante que l’on admire, que l’on contemple comme l’on s’impressionne d’un tableau de Bosch, de Redon ou de Goya, grands peintres de l’horreur et de la folie que von Trier tutoie l’instant d’un voyage dépecé, voyage vers des arcanes surgis soudain de l’inconscient.
Lars von Trier sur SEUIL CRITIQUE(S) : Melancholia, Nymphomaniac - Volume 1, Nymphomaniac - Volume 2, The house that Jack built.