Voilà un film qui, des jours, voire des semaines après, laisse toujours aussi perplexe. On aura eu beau y repenser, le triturer, tenter de l’appréhender comme on peut, The house that Jack built reste comme insaisissable. Un truc opaque, très résistant. On devine plus ou moins l’intention, le discours et les manières, mais quelque chose semble constamment nous échapper. Alors quand Lars von Trier avoue (avec, à n’en pas douter, l’ironie qui le caractérise) qu’il "devient très compliqué pour moi d’analyser mon processus créatif", on s’y perd davantage. Pourtant tout a l’air simple, assez commode : en cinq "incidents" et un épilogue, von Trier filme un tueur en série au travail et sur le chemin de l’enfer, et qui serait à la fois un peu de Ted Bundy, un peu d’Ed Gein, un peu de Patrick Bateman et beaucoup du cinéaste.
Le film semble à double, triple, voire quadruple fond, et prend des allures, à défaut de maison, d’auberge espagnole cinématographique. Von Trier, à travers le personnage de Jack, parle des différentes macérations du raisin, des camps de concentration, de l’architecture totalitaire, d’ombre et de lampadaires, se moque de ses névroses et se gausse de ses provocs. Il faut pouvoir faire le tri entre ce qui relève d’une vraie pertinence, d’une autocritique sans pitié, et du superflu, du bidon, de l’outrance mal placée. Von Trier, grand dépressif, ne pouvait se tirer le portrait autrement qu’en une sorte d’exercice narcissique et introspectif, foutraque et noir comme l’abîme (abîme dans lequel, évidemment, se terminera le film).
Von Trier fait aussi de Jack une sorte d’alter ego en butte à une société qui ne comprendrait ni sa pensée (sa sortie sur Hitler, sa supposée misogynie…) ni son expression artistique (les violents rejets autour d’Antichrist et de Nymphomaniac), les meurtres de Jack étant perçus par celui-ci comme autant d’œuvres d’art tutoyant l’infaillibilité du Mal, et trouvant un aboutissement logique dans cette fameuse "maison" énoncée dans le titre. Tuer, ce serait donc créer. Créer, ce serait éprouver l’anarchie du monde, s’opposer à son étroitesse, s’en échapper peut-être, von Trier évoquant en exemples Glenn Gould et William Blake, ces artistes un peu à part qui créaient comme "hors du monde".
C’est que l’un souffrait d’une forme du syndrome d’Asperger (mais cette thèse n’a jamais été véritablement établie), quand l’autre était considéré comme un fou, hanté par des "visions" d’où il puisait son inspiration. Et Jack de soutenir, de mettre en pratique ses propos pourtant sans cesse contredits par Verge, ersatz de Virgile (et de Seligman dans Nymphomaniac) qui accompagne Jack dans les profondeurs de l’enfer, et offrant, par extension, une riposte à ceux de von Trier. Comme si celui-ci jubilait, s’amusait à tourner en ridicule sa créature et son double (voir la scène des TOC), assénait et affirmait pour, la seconde d’après, infirmer tout ce qui a été dit.
De même que ces instants de normalité dans la vie de Jack (une famille puis, plus tard, une petite amie) se transformeront en à peine quelques minutes en instants de cauchemar renvoyant aux scènes les plus extrêmes (meurtre d’un enfant, seins découpés) d’American psycho (le livre, pas le film). The house that Jack built paraît tout entier se satisfaire de cette dualité de sens et de résultat, oscillant entre l’impérieux et le grotesque, la remise en question et le doigt d’honneur. Et ce n’est pas ce dénouement dantesque qui y changera quelque chose, dénouement où la chute, à l’image du coup de feu final dans Nymphomaniac, vient clore le film en un ultime pied de nez rageur.
Lars von Trier sur SEUIL CRITIQUE(S) : Antichrist, Melancholia, Nymphomaniac - Volume 1, Nymphomaniac - Volume 2.