Les folklores et les mythes sur la sombre destinée de la comtesse Erzsébet Báthory ont, longtemps, flatté et excité les esprits les plus retors : jeunes vierges torturées, bains d’hémoglobine, jeunesse éternelle, sadisme et vampirisme. C’est Walerian Borowczyk qui, dans ses fameux Contes immoraux en 1974, immortalisa le mieux (en tout cas de la façon la plus voluptueuse) la cruelle comtesse sous les traits élégants de Paloma Picasso (image d’elle nue, superbe et altière, s’immergeant dans un bassin de sang). Julie Delpy opte pour une vision à l’inverse de l’érotisme coquin de Borowczyk (ou du clinquant Bathory de Juraj Jakubisko) ; sa reconstitution historique est avant tout minimale, précise, rigoureuse et d’une belle austérité.
Après une sèche introduction retraçant l’enfance et l’adolescence corsetée d’Erzsébet, le film évoque sa liaison amoureuse avec le jeune Istvan, liaison mal jugée qui va précipiter la comtesse dans les affres du chagrin et de la vanité meurtrière. Si cette relation sentimentale avec Istvan sert d’amorce à la supposée folie de la comtesse, elle est en revanche assez quelconque dans son traitement et ses intentions par rapport à la puissance évocatrice des événements qui vont suivre. C’est d’autant plus évident (et regrettable) quand entre en scène le futur amant de la comtesse, Dominic Vizakna (Sebastian Blomberg, vénéneux et magnétique). Adepte des plaisirs masochistes, Vizakna (qui a quelque chose de l'incube, un physique à la Nosferatu) est dans un même temps le pendant torturé d’Istvan et comme le reflet sinistre de la conscience d’Erzsébet.
L’âpreté de leur dépendance (Vizakna a besoin d’elle comme bourreau tandis qu’Erzsébet s’abreuve de ses flatteries et du mal qu’elle lui prodigue) est ainsi mille fois plus intéressante, dans ce qu’elle va exprimer des rapports physiques et psychologiques qu’Erzsébet nourrit envers la société, que l’amourette insipide et naïve avec Istvan (Daniel Brühl, transparent). Et quand, dans son dernier tiers, les considérations existentielles et les manigances de pouvoir prennent finalement le pas sur les rituels sanguinaires d’Erzsébet, La comtesse retombe alors dans les travers de ses débuts (longueurs dans la narration, manque de rythme, pauvreté expressive). Non qu’il fallût faire de l’œuvre, uniquement, le spectacle malsain d’une femme suppliciant des corps et se barbouillant de leur sang, mais au moins considérer les trois parties du film avec une égale fermeté et une même intensité dramatique.
La comtesse offre cependant un beau portrait de femme indépendante, respectée et redoutée, en butte à la phallocratie et à la rigidité des conventions sociales. Une femme soudain hantée par la peur de vieillir et celle de ne plus être aimée, perdant ses repères, se métamorphosant peu à peu en légende monstrueuse. De qui, de quoi est réellement victime Erzsébet ? D’elle-même et de sa folie ? Des hommes et de leur ascendance ? A-t-elle vraiment ordonné ces crimes pour satisfaire sa démence, tolérer ses obsessions illusoires ? Delpy distille le trouble, se refuse aux jugements et à la dénonciation ; son héroïne finit emmurée, privée de miroir, de lumière, et de son noir tombeau ose renoncer à Dieu puis s’oublie enfin dans un ultime saignement de chair.