De l’ombre à la lumière. De l’abîme à une forme d’apaisement, mais d’apaisement biaisé parce que le regard, à cet instant où il croit embraser une renaissance, renverse la réalité… La première séquence de The brutalist a en elle tout le programme à venir du film qui, sur 3h30 (avec, oui, un entracte de 15 minutes), va s’employer à déconstruire le rêve américain via le personnage d’un immigrant juif hongrois, rescapé de Buchenwald et séparé de sa femme retenue en Europe, débarquant à New York pour y reconstruire sa vie. László Tóth émerge ainsi des cales de ce bateau qui l’a mené loin de chez lui, ces cales qui sont telle une réminiscence de l’horreur nazie (obscurité, enfermement, cris, chaos), pour découvrir une Amérique providentielle (qui pourtant se montra un rien frileuse en termes d’effort national face à l’Holocauste) dont la première image, la première vision esthétique même, qu’il a sera celle de la Statue de la Liberté aperçue à l’envers, puis de biais.
Image inversée qui, évidemment, semble déjà dire toutes les malfaçons et tous les mensonges à l’œuvre dans le pays et dont László fera l’amère, et sévère, expérience. Pour Brady Corbet, il s’agira donc de montrer les oppositions constantes (et jusqu’aux collisions) qui se jouent et se perpétuent entre liberté et compromissions, art et capitalisme, espoirs et abus de pouvoir, déchéance de la drogue et ferveur de l’inspiration. Le parcours, voire le chemin de croix, de László, architecte réputé formé au Bauhaus (et inspiré, en partie, de Marcel Breuer), d’un anonymat miséreux à une (re)connaissance de son travail, cristallisera l’aliénation qui guette quand, en tant que figure de l’étranger (et davantage celle du juif confronté à un antisémitisme alors de bon aloi) et de l’artiste total, de génie incompris, tout s’oppose à vous et tout vous ramène (vous rabaisse) à votre "condition". On ne manquera donc pas, par exemple, de mentionner la maigreur de László ou son accent de "cireur de chaussures".
À travers l’élaboration et la construction d’un centre communautaire (avec bibliothèque, gymnase et église) commandé par un mécène richissime, Harrison Lee Van Buren, c’est également au brutalisme, style architectural très en vogue des années 50 à 70 et qui fit la part belle à l’épure et au béton, que le film s’intéresse. Mais d’architecture, il sera finalement peu question (dommage parce que les quelques scènes de conception et de réalisation, qu’elles soient d’une simple bibliothèque ou d’un monumental édifice, sont passionnantes) et, là aussi, c’est d’abord l’opposition avec Van Buren et ce qu’il représente, soit une certaine idée de la duplicité et de la condescendance (toute américaine ?), qui marquera les enjeux narratifs jusqu’à une forme de redite et de saturation.
La scène du viol lors d’un voyage à Carrare en Italie en constitue l’apogée, enfonçant inutilement le clou dans la représentation d’une volonté d’humilier et d’assujettir l’autre, quand un glaçant "Nous te tolérons", craché par le fils Van Buren à László, suffira à exprimer toute la suffisance et la violence xénophobe d’un Nouveau Monde replié sur lui-même (et dont un parallèle pourra être fait avec la société américaine d’aujourd’hui et ses chasses aux migrants). À l’inverse, la question de la Shoah, de sa mémoire et de ses atrocités, ne sera abordée qu’en toute fin de film, quand bien même László reste hanté par Buchenwald (mais de manière jamais totalement dite, à peine évoquée : "Je ne saurai pas par où commencer", éludera-t-il), lors d’un épilogue assez démonstratif révélant la connexion, intime et stylistique, entre sa création laissée inachevée et le traumatisme des camps.
Ambitieux, démesuré, retrouvant une sorte de souffle épique et artistique (alors que le film est avare en spectaculaire, en "grandes scènes à faire") hérité de ces œuvres-monstres qui ont jalonné l’histoire du cinéma, et pourtant constamment humble, presque classique, dans sa forme, The brutalist a cependant du mal à tenir ses 3h30. En particulier lors de la deuxième partie qui perd en justesse (tout devient plus lourd, plus explicite, plus redondant) et en pouvoir de fascination : les nombreuses bisbilles techniques et d’ego autour de l’édification du centre communautaire finissent par ennuyer, et le personnage d’Erzsébet, la femme de László, est étrangement peu intéressant (donc mal écrit ?) par rapport aux autres, et peut-être parce qu’il est plus lisse, et peut-être parce qu’il arrive tardivement (certes, pour de bonnes raisons) dans un récit déjà bien entamé, bien jalonné dans ses intrigues. On ne pourra tout de même pas reprocher à Corbet cette soif d’exigence dans la mise en scène et cette déraison dans l’envie de concrétiser un tel projet (qui, au bout de sept ans de travail, le laissera exsangue), notamment à l’heure actuelle où le cinéma ne cherche plus vraiment à prendre de risques. Mais si The brutalist est un pari risqué (merci A24), c’est aussi un pari manqué.