De chaque côté, on s’interroge : pourquoi Enzo, à 16 ans, veut-il devenir maçon ? Issu d’une famille bourgeoise, son père ne comprend pas la démarche de son fils, quand sa mère préfère le laisser décider de ses choix, malgré quelques signes précurseurs (son peu d’intérêt pour les études et un blocage scolaire prononcé). Et en aurait-il même honte, ce père (on le voit, souvent, ramasser les habits de travail d’Enzo et les mettre à la machine à laver, comme les faisant disparaître) ? Sur son lieu de travail, ses collègues de chantier ne comprennent pas non plus ce qu’un jeune garçon comme lui, sans problème d’argent et vivant dans une villa avec piscine sur les hauteurs de La Ciotat, fait avec eux. Pourquoi il a choisi un tel travail, difficile et mal considéré.
Les raisons que l’adolescent, un peu taiseux et solitaire, aimant contempler les clairs de lune du haut des falaises, donnera à ses proches sont ce refus, surgit d’on ne sait où, indicible, incertain, de se conformer à cette sorte d’insouciance de la bourgeoisie. Et cette rupture, tel un combat, presque un dégoût, qu’il sent grandir en lui avec ce milieu aisé et ses privilèges, reprenant ainsi sa mère sur une expression qu’il trouve déplacée, lui demandant son salaire et celui de son père, pas à l’aise lors d’une fête organisée pour l’admission à Henry IV de son frère… Comme si, soudain, il y était totalement étranger, questionnant sa place, sa légitimité, dans l’espace familial et la catégorisation de classes.
Écrit par Laurent Cantet, Robin Campillo et Gilles Marchand, Enzo devait être réalisé par Cantet avant qu’il ne décide de tout arrêter, affaibli par la maladie (Cantet décèdera en avril 2024, quelques semaines avant le tournage). Campillo, soutenu par la productrice, la compagne et les enfants de Cantet, ne veut pas abandonner le projet et décidera finalement de le mettre en scène ("Il y a eu une espèce d’élan assez joyeux autour du film. Il y a des gens qui disent que c’est courageux, mais en réalité, tout arrêter, c’était pire", a expliqué Campillo), réglant son pas, plus sensoriel, sur le pas de Cantet, plus ancré dans le réel.
D’ailleurs Enzo pourra se voir comme une sorte de miroir à Ressources humaines, son premier film sorti en 1999 qui, lui, explorait le schéma inverse d’Enzo : un fils d’ouvrier intégrant le patronat. S’intégrant dans un environnement perçu (étant) comme bourgeois. Et puis le désir, du moins une forme de désir, une confusion des genres si l’on veut, va finir par s’inviter, sans prévenir, dans la quête de sens social d’Enzo en la personne de Vlad, ouvrier ukrainien qui aidera Enzo dans son apprentissage des métiers du bâtiment. Enzo, et bien qu’il ait une copine, se sent attiré par Vlad, l’observe en douce, ne sait pas comment exprimer son trouble et ce sentiment-là.
Lumineux, sensuel et concret, Enzo se fait alchimie fragile des styles Cantet et Campillo. Le film parfois vise juste, le film parfois vacille. Vacille quand l’écriture se révèle artificielle (le rôle des parents, sans réelle aspérité, trop parfaits, la métaphore du mur pas droit, ou qui sépare, ou qui tient encore debout au fil des siècles…). Ou quand le jeu d’Eloy Pohu, acteur non professionnel, et de Maksym Slivinskyi, maçon dans la vraie vie, se fait un rien approximatif. Ou quand la guerre en Ukraine devient une sorte de prétexte narratif traité à la va-vite. Mais, toujours, le film contrebalance ses défauts en parvenant à saisir, avec douceur (il n’y a pas de cris, pas de larmes ni de grandes déclamations dans Enzo), le frémissement d’une révolte adolescente à la fois intérieure (on sent que ça bouillonne dans la tête d’Enzo) et physique (ce corps qui se muscle, qui se blesse, qui désire). Et puis il y a une dernière et magnifique scène au téléphone (rappelant celle de Call me by your name) qui, malgré un retour au "réel" pour Enzo (des études à New York) et pour Vlad (engagé dans le conflit contre la Russie), semble à nouveau les réunir. Et offrir d’autres possibles.
Laurent Cantet sur SEUIL CRITIQUE(S) : Entre les murs, L'atelier, Arthur Rambo.
Robin Campillo sur SEUIL CRITIQUE(S) : Eastern boys, 120 battements par minute.