Dès la première scène, Robin Campillo annonce la couleur : son film sera une prise en main, une visite guidée. Un rappel. Act Up pour les nuls et le Sida dans les années 90 pour les re-nuls. Raconter ce que c’était, raconter pourquoi ça voulait tout changer, bousculer les droits et les mentalités, éveiller les consciences face à une pandémie sans précédent. Parce qu’on avait oublié ce que c’était, Act Up. On avait oublié ce qu’était le militantisme pédé, le vrai, et oublié aussi qu’on mourrait toujours du Sida devenu un fléau comme un autre qu’on n’évoque plus qu’aux grandes occasions, gala mondain, journée dédiée ou show télévisé, et banalisé à la longue dans ses effets comme dans ses traitements. Et puis à l’heure des kamikazes et du sans emploi, des migrants et de Kim Kardashian, qui s’en soucie encore ?
Un rappel donc, salutaire, pour tout le monde. Une dimension pédagogique pour expliquer Act Up-Paris au-delà des clichés (des fanatiques) et des fantasmes (des fanatiques dangereux) : les assemblées hebdomadaires, les discussions, les règles, les points de vue, les actions coup de poing, les batailles médicales… De fait, une large partie du film enchaîne méthodiquement les réunions en amphi (entrecoupées par des sorties en boîte de nuit et les happenings sur le terrain) qui finissent par se ressembler, par se perdre dans la masse, ne parvenant plus à exister en tant que telles (toutes fonctionnent sur un même schéma qui n’évoluera guère : on expose, on parlemente, on chicane et on s’engueule) en dépit d’une parole militante magnifiquement restituée.
Cet aspect répétitif, sur 2h20, devient contre-productif, et surtout très frustrant. L’exigence didactique du film finit par l’emporter sur son incarnation (moins à la fin quand le film décide de se resserrer sur l’histoire de Sean et Nathan) et le fige dans un devoir de mémoire qui se veut in extenso, utile par-dessus tout. 120 battements par minute ne prend pas assez de liberté, pas assez de latitude (et ce ne sont pas ces quelques plans de virus et de particules, plutôt ratés, qui vont y changer grand-chose), comme intimidé, contraint par le poids de l’hommage (tout en se montrant critique quand il faut) et la valeur quasi testamentaire de son sujet (Campillo a été militant à Act Up-Paris et Philippe Mangeot, coscénariste du film, son président à la fin des années 90).
C’est d’autant plus contrariant que le film sait replacer l’activisme dans son contexte, sa nécessité et sa multiplicité, loin des pratiques actuelles où chacun bâtit sa révolte derrière un écran (Facebook et Change.org s’occupent de tout). Les rues ne sont plus propices à la désobéissance, aux die-in sur le bitume et aux bouillons de sang dans les fontaines (ou dans la Seine, en rêve enfiévré). La harangue s’est essoufflée, les slogans ne choquent plus, on manifeste gentiment avec de gentilles pancartes à la main. Ce n’est pas un reproche, c’est d’abord un constat, c’est une évolution qui s’est faite (de causes et d’époque, de mœurs et de moyens). Quand on regarde Pride ou Les invisibles, on ressent la même chose, on éprouve cette force contestataire, cette impulsion politique qui ont disparu aujourd’hui, et Campillo l’a dit, l’a reconnu lors de la conférence de presse au festival de Cannes : "C’est difficile de mobiliser les gens en ce moment".
Alors il faut se battre, quand même. Il fallait se battre, être en résistance, être en colère deux fois plus (le scandale du sang contaminé venait d’éclater au grand jour). Contre les institutions et les laboratoires, les préjugés et la maladie, l’exclusion et le rejet. Alors il fallait vivre, aimer comme dans l’urgence, sans perdre de temps, avec le Sida au corps et la mort au bout, en sursis, jusqu’au dernier souffle. C’est quand le film bascule "de l’autre côté" (la longue et très belle scène d’amour entre Sean et Nathan), dans cette part d’intime qui, face à la "vraie histoire", semblait attendre son heure, qu’il parvient à sortir d’un cadre balisé, à s’émanciper de la leçon d’histoire tout en gardant en tête l’idée d’une lutte (qu’elle s’engage sur le pavé ou sur un lit d’hôpital) et d’un mouvement collectif (qui s’étend du cadre associatif d’Act Up à l’intimité d’une veillée funèbre).
Entre l’électricité de Nahuel Perez Biscayrat et la douceur d’Arnaud Valois, tout le casting vibre d’insolence et d’humanité, exprimant au plus près la volonté de ces filles et ces garçons à mener un combat qui paraissait sans fin, sans gloire et sans pitié. Aux dernières heures des années Mitterrand, ils étaient là, s’époumonant et crachant leur rage, cherchant à faire comprendre les dangers d’une maladie qui tuait, mais qu’on rechignait presque à évoquer, à endiguer. Et Campillo de les observer, les admirer, leur insuffler chair et âme, leur rendre grâce dans cet engagement total dont l’écho fracassant, aujourd’hui, s’est amoindri à la faveur d'un murmure, mais résonnant encore de leurs cris et de leurs actes, et même à la fin quand il ne reste que larmes et goût de cendres, et toujours à la fin quand il faut continuer de vivre, d’agir et de danser. Alors on danse.
Robin Campillo sur SEUIL CRITIQUE(S) : Eastern boys.