Quand un matin elle lui dit qu’ils auront un enfant un jour, elle lui dit qu’ils auront sûrement des jumelles. Alors Paterson se met à voir des jumelles (et des jumeaux) à chaque recoin de la ville, cette ville dont il sillonne, chaque jour, les rues et les avenues au volant de son bus ou, la nuit venue, en promenant Marvin, bouledogue anglais atrabilaire qui semble avoir une dent contre lui. Et, chaque jour, Paterson vit son quotidien avec une régularité bienfaisante, qui le rassure et lui suffit, à peine troublé de rencontres et de quelques anicroches. Jim Jarmusch l’a dit : «Paterson raconte une histoire tranquille, sans conflit dramatique à proprement parler. Sa structure est simple : il s’agit de suivre sept journées dans la vie de ses personnages. Paterson rend hommage à la poésie des détails, des variations et échanges quotidiens…».
Dont acte. Paterson est un film sur le temps qui passe, un film qui fait aimer le temps qui passe. Ce temps-là, qui passe, pour profiter de menus riens, de nos petites habitudes, de ce que l’on a envie, de tomber amoureux (ou de rompre), d’écrire des poèmes, d’aller voir de vieux films d’horreur, de cuisiner des cupcakes, de jouer de la guitare… Jarmusch exalte comme personne la beauté ingénue de la routine, tel un cocon qui préserve des horreurs du monde, qui vibre de ses seules fantaisies. Et c’est de cette répétition (qui va jusqu’à influer sur la structure du film), de cette existence uniforme que Paterson puise l’inspiration de sa prose et de ses vers (lui qui parle si peu, mais écoute beaucoup), sans rimes parce qu’il préfère, et qu’il ne souhaite ni publier ni préserver (ô malheur !). Au hasard de ses transports, Paterson écrit l’enfance, écrit celle qu’il aime, et même l’éloge d’une boîte d’allumettes…
D’une douceur naïve qui émeut et qui enveloppe, le film apaise, nous ranime, mais sourde pourtant d’une indicible mélancolie, là dans la musique fantomatique de Sqürl, ici dans cette ville oubliée, et puis dans le regard parfois errant et triste de Paterson (Adam Driver, moelleux), comme si celui-ci rêvait d’ailleurs, imaginait autre chose, quelque chose de lointain et d'inaccessible. Ce spleen, niché dans les espaces intimes du film, offre un contrepoint émouvant avec l’insouciance, la dynamique du couple qu’il forme avec Laura (Golshifteh Farahani, lumineuse), couple merveilleux, candide et attachant, presque irréel ; elle un peu loufoque et pétillante, fana de noir et de blanc qu’elle s’ingénie à déployer dans toute leur maison, lui serein et aimant, constant dans sa désinvolture.
Jarmusch a mis aussi dans ce film ce qui le touche, ce qui l'inspire, la poésie de William Carlos Williams et de Ron Padgett (ce sont ses poèmes, magnifiques, qui sont lus et écrits à l’écran), Allen Ginsberg, Abbott et Costello, la musique, cette Amérique qu’on omet, cette langueur qu’on lui connaît, qu’il filme vampires, comptable mort-vivant ou tueur samouraï… Et puis de l’humour, très nonchalant, qui jaillit par détails infimes, en bulles de bonheur. Jarmusch regarde et filme une vie qui s’épanouit dans un ordinaire joyeux, ritualisé, fait d’enlacements et de mots, revenant à la matière essentielle des choses et de l’être. Une sorte de métaphysique du train-train, le comble finalement pour un film dont le héraut est un chauffeur de bus.
Jim Jarmusch sur SEUIL CRITIQUE(S) : Only lovers left alive, The dead don't die.