Tout est feutré dans Phantom thread, magnifiquement, tragiquement feutré, comme étreint dans un taffetas que l’on rajuste, un tissu rare que l’on déploie, un linceul : les gestes et les attitudes, l’existence et les principes, les manières et les attachements. Reynolds Woodcock, célèbre couturier du Londres des années 50, créé, travaille et vit ainsi, presque en secret (tels ces petits mots qu’il dissimule dans la doublure de ses créations), presque en reclus, presque sans un bruit sinon ceux de la soie ouvragée ou d’une plume esquissant un croquis. Tout semble se faire dans un souffle, s’accomplir dans le glissement discret d’une étoffe ou d’une aiguille. Et pas autrement.
Sa sœur Cyril (Lesley Manville, très en vue chez Mike Leigh, est l’un des grands plaisirs du film dans un rôle savoureux et une interprétation certes en retrait, mais magistrale) est là qui veille, qui régente et organise la demeure, s’occupe des tâches administratives, maintient ordre et rigueur auprès des petites mains. Ils ont tous les deux une relation étrange faite de complicité et de règles, d’une imperceptible acrimonie aussi, et gênée à peine par quelques demoiselles devenant un temps, ce temps qu’il faut pour une robe ou deux confectionnées en leur honneur, la compagne de Reynolds qui rejette pourtant changements et comédie du mariage.
Et puis Reynolds croise Alma, un jour, qui devient sa nouvelle muse et amante le temps d’une robe ou deux, peut-être, mais voilà que la belle s’avère plus tenace et plus déterminée que les autres… Phantom thread est une histoire de (dé)possession. La conquête d’Alma par Reynolds confère dès lors à l’appropriation, à un enlèvement. Un ravissement, dans tous les sens du terme. La présence trouble et sévère de Cyril, gardienne du temple (sa rencontre initiale avec Alma prendra des airs de scrutation ambiguë), accentuera cette impression d’un piège qui s’est refermé sur Alma, contraignant alors ses faits et ses envies (jusqu’au rituel du petit déjeuner).
La scène, admirable et secrètement érotique, où Reynolds, au soir de leur premier rendez-vous, s’accapare d’Alma en composant autour d’elle les lignes d’une nouvelle robe, révèle d’emblée comme une mainmise matérielle et sociale de la jeune serveuse. La suite s’ingéniera à inverser ce rapport en privant peu à peu Reynolds (et Cyril, d’une certaine manière) de toute autorité (morale, créatrice et physique) et en faisant d’Alma non plus une bien-aimée disciplinée, mais l’âme véritable et insoupçonnée d’un amour vénéneux, exclusif, voire une menace latente (le mot thread, fil, n’étant pas loin d’évoquer threat, menace).
Entre inspiration et altération, cet amour tiendra du jeu mortifère où l’art et les sentiments s’entremêlent à la détérioration de l’autre (par la distance ou par la maladie). Paul Thomas Anderson construit un faux suspens à la Hitchcock, tendance romanesque noir (Rebecca, Soupçons, Marnie, Les amants du Capricorne…), autour de cette relation d’interdépendance dont la lente corruption, à laquelle on ne s’attendait pas vraiment, porte le film vers des sommets de vertiges et d’éblouissements. S’accommodant du classicisme que supposait un tel projet esthétique (époque victorienne, univers de la haute couture et de l’aristocratie anglaise déjà illustrés dans Downton Abbey ou chez James Ivory), il insuffle à sa mise en scène une modernité flamboyante (rappelant celle de Luca Guadagnino dans Amore) et un raffinement qui confine au superbe.
Pour la deuxième (et dernière ?) fois, Anderson retrouve Daniel Day-Lewis dix ans après l’implacable There will be blood. À l’opposé de l’outrance géniale d’un Daniel Plainview haineux et grimaçant, Day-Lewis se coule avec flegme et élégance dans la peau de ce nabab de la mode dont la venue d’Alma (Vicky Krieps, vibrante et obstinée face au monstre sacré) va perturber les habitudes de célibataire mondain, bouleverser l’édification d’un monde qui s’est replié sur lui-même, d’un monde qui sent "la mort paisible". Car sous le vernis de la bienséance et des conventions sourdent la jalousie et les rancœurs. Un étiolement. Un certain poison. Celui de l’enfermement dans les souvenirs (la mère défunte et aimée), dans le confort de la renommée, dans la croyance d’être maudit et de ne pouvoir y échapper (et de s’en satisfaire ?). Celui des passions aussi, de ces passions étranges qui naissent soudain, se proclament puis se nourrissent d’une douce perversité.
Paul Thomas Anderson sur SEUIL CRITIQUE(S) : Punch-drunk love, There will be blood, The master, Inherent vice, .