Héritières directes du snuff movie, les red room sont ces vidéos diffusées sur le dark web mettant en scène viols, tortures et meurtres barbares commis sur de véritables personnes au profit d’internautes prêts à payer pour satisfaire leur voyeurisme sadique. Ed Piskor en a même fait une BD ultra hardcore sortie en France en 2022 à ne conseiller qu’aux plus téméraires (ou aux plus cinglés, c’est selon). C’est que le mythe du snuff movie, apparu dans les années 70, a la peau dure et continue, aujourd’hui encore, à alimenter les fantasmes les plus fous (alors, légende urbaine or not légende urbaine ?). Et si plusieurs faits divers retentissants ont pu s’en rapprocher (Peter Scully, Luca Rocco Magnotta, les maniaques de Dniepropetrovsk…), les red room restent un phénomène dont l’existence est débattue (et à relativiser).
Dans Les chambres rouges, il s’appelle Ludovic Chevalier. C’est son nom. C’est un tueur. Il est accusé des meurtres de trois adolescentes auxquelles il a infligé tous les sévices possibles et imaginables, filmant leur calvaire en direct sur le dark web. Deux vidéos enregistrées ont pu être récupérées. La troisième, elle, n’a pas été retrouvée, devenue depuis objet d’extrême convoitise. Et alors que le jugement de Chevalier s’ouvre à Montréal, le film, pendant ses vingt premières minutes, s’amorce en un film de procès qui, pourtant, paraît brouiller les pistes à dessein. Car Pascal Plante s’en détourne soudain, ne va pas vraiment s’y intéresser, ni au procès ni à Chevalier, réduit à cet homme chétif et silencieux dans son box vitré, mais duquel émane une inquiétante banalité (en seulement quelques plans, Maxwell McCabe-Lokos parvient à susciter un trouble prégnant).
Plutôt à cette jeune fille au fond de la salle d’audience, Kelly-Anne, qui vient tous les jours et dont on ne sait (encore) les raisons, ni même les motivations, de sa présence ici face à l’innommable dans toute sa désespérante humanité. Et le film de bifurquer ainsi dans sa narration, s’attachant alors au quotidien de Kelly-Anne (Juliette Gariépy, révélation), mannequin le jour, hackeuse la nuit, apparemment fascinée par l’affaire Chevalier, et quels seraient donc les motifs de cette attraction ? Ce besoin de tutoyer l’abîme ? Au tribunal, elle rencontrera d’ailleurs (et se liera d’amitié) avec une autre "groupie", Clémentine, qui, elle, croit en l’innocence de Chevalier (en serait-elle même amoureuse ?).
Les enjeux et les non-dits du récit se révèlent au fur et à mesure, par couches, par superpositions, en mode Atom Egoyan (tout pourra paraître confus pendant un moment), d’abord à travers la relation entre les deux jeunes femmes partageant les mêmes obsessions et la même hyper solitude ; ensuite la détermination de Kelly-Anne, intrigante et complexe (voir la scène, glaçante, où elle se rend au tribunal habillée comme ces collégiennes que Chevalier aurait enlevées et tuées), à retrouver (et à s’emparer) de la troisième vidéo, mais dans quel but : satisfaire ses pulsions morbides ? La revendre au plus offrant ? Autre chose peut-être ?
Dans une ambiance clinique un rien désincarnée (et trop sûre de ses effets parfois pour que le film puisse nous toucher à fond) privilégiant hors-champ et suggestion (ce qui n’en provoque pas moins l’effroi, surtout quand il faudra "écouter" les vidéos), et qui rappellera le meilleur de Michael Haneke (Benny’s video et Funny games en particulier), Plante questionne notre rapport aux flots incessants d’images violentes (Internet, médias, réseaux sociaux) qui finissent par nous insensibiliser. Saper notre aptitude à rejeter, à condamner, à s’insurger, et ce jusqu’à une forme d’indifférence, voire de "contamination". Et les dérives aussi de nos sociétés informatisées et virtuelles où la plupart de nos limites (le Bien, le Mal, le vrai, le faux, la haine, le harcèlement…) donnent l’impression de s’être abolies pour de bon.