D’emblée disons-le : c’est raté. Et puis sans intérêt. Voilà, c’est comme ça qu’on pourrait résumer American psycho, le film : adaptation ratée et sans intérêt de l’œuvre culte de Bret Easton Ellis qui va jusqu’à la décrédibiliser parce qu’elle y expose, très superficiellement, ses thèmes les plus essentiels, en faisant conséquemment un roman anecdotique et vain quand il est, à l’inverse, la critique terrible d’une société (américaine) individualiste et capitaliste (les années Reagan battent leur plein et Trump est une icône). Comment alors filmer un tel joyau provocateur, sanglant et pornographique ? Comment se coltiner un truc pareil, comment le faire sien, Ellis lui-même admettant l’inadaptabilité de son livre ? Si la trahison sied à certaines œuvres (c’est bien connu), ici c’est davantage une remise en cause de la nature même de l’ouvrage qui prévaut, maladroitement (pour rester poli) transposé jusque dans sa forme.
Car ce qui gêne franchement dans le film de Mary Harron, c’est cette espèce d’hypocrisie esthétique dans son approche des scènes gore et érotiques. Et si ce n’est pas, dans le livre d’Ellis, ce qui en fait l’élément principal (mais un rien vendeur, avouons-le), elles participent, par leur caractère excessif et presque irréel, à envisager la barbarie de notre monde, latente (puisque plus ou moins fantasmée par Patrick Bateman) en chacun de nous, et manifeste (puisque ancrée dans son environnement) tout autour de nous. Cela se traduit, dans le film, par quelques scènes honteuses parfois abouties (le meurtre à la hache, le plan à trois sur Phil Collins), le plus souvent ridicules (la poursuite à la tronçonneuse), voire carrément affligeantes (le carnet de croquis).
Ce dernier exemple est représentatif de cette spécificité déloyale du film : ne pas aller jusqu’au bout, ne pas risquer la surenchère irrationnelle pourtant requise par le livre. Ne pas filmer, et comme elles l’ont été écrites par Ellis, les scènes ultra-violentes, trop effroyables pour être envisageables, trop démesurées pour être vraies. Harron y préfère un moyen détourné et malhonnête : puisqu’il est entendu (mais en est-on si sûr ?) que Bateman imagine partouzes, décapitations, éviscérations et autres atrocités du même genre, se supposant serial killer pour échapper à un quotidien aliénant et déshumanisé, Harron dévoile ses meurtres et coucheries par le biais de dessins témoignant, a priori, de ses sombres divagations. Ce "faute de mieux" a tout d’une imposture par rapport aux fondamentaux d’Ellis et au respect du spectateur, ne gardant rien, quelques éclats peut-être, de la puissance dévastatrice du roman, laquelle ne méritait pas une telle aseptisation.
S’en tenant à une interprétation artificielle, plate et timorée, Harron semble effrayée par l’envergure cauchemardesque du pamphlet d’Ellis. Si les premières scènes sont réussies, fidèles au roman dans son délicieux cynisme (les cérémonies hygiéniques de Bateman, les déjeuners avec ses collègues, le rituel des cartes de visite), la suite ne s’inscrit jamais dans une volonté de transposition substantielle, ni même dans une quelconque relecture qui aurait pour elle sa propre et éclatante singularité. Le film se regarde avec un ennui croissant et devient, pour les inconditionnels du livre, un véritable calvaire doublé d’un incommensurable gâchis (et malgré tout le talent de Christian Bale, parfait en Bateman au sourire carnassier et rongé par sa folie intérieure).
Dès lors, quelle pourrait être la meilleure (meilleure que celle-ci en tout cas) adaptation d’American psycho ? Pour commencer, ne pas réduire le film à 1h30 (le livre fait plus de 500 pages), mais l’étirer sur 3 heures en progressant dans l’épouvante et l’obscénité. Première heure : installer les lieux, les personnages et les ambiances en insistant sur l’aspect comique clairement établi par le livre. Deuxième heure : le film devient plus dur, plus dépouillé, moins drôle. Les premiers meurtres et premières scènes sexuelles apparaissent, leur côté hard contrastant avec la retenue de l’heure précédente. Dernière heure : le film se radicalise, tirant vers l’abstraction totale et n’offrant plus qu’à un spectateur effaré une succession de scènes invraisemblables (comme le sont les 150 dernières pages du livre) alternant bains de sang, orgies, carnages schizophréniques et délires paranoïaques. Adapter American pyscho, c’est oser montrer jusqu’à l’horreur la plus abjecte (le meurtre d’un enfant, la scène du rat) la déréalité outrancière et désespérée d’un homme englouti par un système d’une vacuité absolue.