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Dans la brume

L’occupation nazie de la Biélorussie pendant la Seconde Guerre mondiale a déjà donné lieu à un chef-d’œuvre monstre réalisé en 1984 et sorti pour la première fois en DVD chez Potemkine il y a 5 ans, Requiem pour un massacre, film de guerre (mais beaucoup plus que ça) magistral et fou comme on n’en avait pas vu (ni fait) depuis longtemps. Elem Klimov transfigurait littéralement cette sombre et peu connue période de l’Histoire (qui fit pourtant plusieurs milliers de morts) dans un hallucinant ballet mortifère fait de sauvagerie, de larmes et de cris.

Sergeï Loznitsa lui, adaptant le roman de Vasil Bykaŭ, en tire autre chose, plus proche d’une poésie rêche à la Zviaguintsev que d’une fièvre destructrice à la Klimov. D’une façon plus intime (et plus rébarbative aussi), Dans la brume concentre son intrigue sur trois hommes vagabondant dans une forêt indistincte, noir écrin aux allures de tombeau à ciel ouvert. Là où Requiem pour un massacre, par le regard de son jeune héros Fliora, embrassait la folie générale dans laquelle était plongé tout un pays, Dans la brume limite le conflit à un autre espace-temps, intérieur, sans vis-à-vis et presque mental. Un supposé traître, deux résistants chargés de l’éliminer, et voilà une étrange odyssée qui se dessine parmi les ombres et les incertitudes.

Relâché, à dessein, par les nazis pour servir d’appât et pris pour un traître par les siens, Sushenya, résigné et fataliste, et sachant la sanction inévitable, n’a plus d’autre choix (du moins le pense-t-il : plusieurs fois l’occasion lui est donnée de s’enfuir, mais pour faire quoi et pour aller où ?) que de se laisser guider vers une fin annoncée. Au moment de son exécution, l’un de ses bourreaux est touché par une balle ennemie. La mise à mort se transforme alors en errance fantomatique avec le néant au bout, errance où les notions de culpabilité et de pardon se troublent jusqu’à recomposer le destin de chaque personnage, Loznitsa opérant une dialectique temporelle qui redéfinit la nature des trois protagonistes jusqu’à un plan final les unissant tous, figés une dernière fois dans la brume.

Mais le film a un écueil, et cet écueil, c’est sa forme. Forme voulue absolument rigoriste et anti-spectaculaire, austère jusqu’à l’épuisement (celui du spectateur) en réduisant au minimum les mouvements et les dialogues, et censée offrir une imprégnation totale, un champ vierge et idéal pour toutes sortes de questionnements (ou supposés comme tels). C’est pourtant l’inverse qui s’opère, le spectateur se détachant du film au fur et à mesure que celui-ci avance et se replie sur lui-même, en négligeant alors ses vertiges et ses émois. Pourquoi cet aspect cinématographique, aride et grave, maintes fois pratiqué dès qu’il s’agit d’être pris au sérieux ou considéré comme un "auteur", finit ici par agacer, par résigner totalement ?

Sans doute parce qu’il cherche trop à imposer une méthode (cela fonctionnait par exemple dans Le cheval de Turin parce que le film se construisait sur un temps qui restait, qui s’amenuisait avant l’Apocalypse), à asséner un style qui vire à l’artifice, sans respiration, sans lâcher prise dans son envie absolue de rectitude professorale. La pesanteur volontaire des plans, inutilement étirés au-delà du raisonnable, vient alourdir, neutraliser le sens de ce qu’ils pouvaient dire ou évoquer. Dommage parce que l’histoire, forte et poignante, prêtait sûrement à une esthétique plus accessible, plus libre et plus ouverte (et malgré la belle photographie délavée d’Oleg Mutu, déjà à l’œuvre chez Cristian Mungiu, autre grand rigoriste de l’Est) pour révéler les failles et la barbarie des hommes à travers ces trois figures lasses emportées dans la tourmente, dans l’incommensurable insanité de la guerre.


Sergeï Loznitsa sur SEUIL CRITIQUE(S) : Une femme douce.

Dans la brume
Tag(s) : #Films, #Cannes 2012

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