On attend le Pope, qui se fait désirer, pour qu’il bénisse la nourriture du déjeuner de commémoration du père, qui est mort il y a peu. Toute la famille est là pour l’occasion, les frères et sœurs, les cousins cousines, les maris qui conversent et les épouses qui cuisinent. En bon film de réunion de famille qui dégénère (un genre en soi dont Festen serait le joyau) avec, dans le cahier des charges, regrets, mensonges, non-dits, larmes et rancœurs obligatoires, Sieranevada n’oublie donc pas son lot de regrets, mensonges, non-dits, larmes et rancœurs obligatoires, le tout emballé à la mode roumaine : lumière froide de l’hiver, rigueur de la mise en scène coincée dans l’étroitesse d’un vieil appartement (plans-séquences à la chaîne, pas de chichis, pas d’esbroufe) et durée conséquente de trois heures pour spectateurs endurants.
Cristi Puiu, sûr de son coup, étire chaque scène dans le temps (souvent plus que nécessaire), donnant à son film l’impression d’une sitcom auteuriste qui ne se terminera jamais ; ça reste clairement trop long pour vouloir dire si peu. Et si le film, très justement, joue sur ce déploiement du temps pour établir enjeux, intrigues, micro-intrigues et moult détails qui viennent et reviennent tel un possible comique de répétition (la théorie du complot autour du 11 septembre, le bébé qu’il ne faut pas réveiller, le repas sans cesse reporté…), certaines situations ne méritaient pas autant d’efforts et de sollicitude (l’infidélité du mari de la tante, cette fille dont on ne saura si elle était ivre ou droguée…).
Avec cette caméra "à la place du mort" (ce père dont il ne reste qu’un costume, trop grand, étalé sur un lit comme une dépouille) observant ce petit théâtre familial avec un détachement quasi documentaire, Puiu maîtrise avec audace l’espace restreint qu’il s’est imposé. Dans le ballet incessant des portes qui s’ouvrent et se ferment, des départs et des arrivées, de la table dressée, débarrassée puis remise encore, entre traditions (communisme, rituels religieux) et modernité (rejet du passé, Internet), chacun tente de refaire le monde, d’y défendre le sien ou d’y trouver sa place, à l’abri derrière ses convictions. Et Puiu, patient, méticuleux, de transformer son festin à la Godot en huis clos désespérément ironique, humain après tout. L’enfer, ce n’est plus les autres ; c’est de ne pas pouvoir passer à table.