D’abord un peu de géographie. Vous connaissez la Kabardo-Balkarie ? C’est l’une des sept républiques autonomes caucasiennes de Russie située dans les territoires du Caucase Nord (en gros, coincée entre la Géorgie au sud et la Russie au nord). Sa population est essentiellement composée de Kabardes, musulmans sunnites, mais aussi de Russes, d’Ukrainiens et de Balkars. Il y a également une communauté juive, très minoritaire, implantée au milieu de tout ça. Voilà pour le contexte. Et là, en Kabardo-Balkarie, à Naltchik (la capitale), vit la famille de confession juive d’Ilana, jeune fille à l’étroit dans une vie régie par les codes, les coutumes, les obligations, et dont le frère et la fiancée sont enlevés, un soir. Et pour payer la rançon, il va falloir sacrifier pas mal de choses…
Un rapt crapuleux, tiré d’un fait réel survenu dans les années 90, à forte résonnance antisémite (dans la lignée de celui d’Ilan Halimi) qui, s’il choque et mobilisa l’opinion par chez nous, semble (semblait ?) monnaie courante par là-bas. Comme quelque chose d’inévitable. Comme une broutille à régler parmi tant d’autres. D’ailleurs l’enlèvement de David et Léa semble à peine intéresser Kantemir Balagov. Ce qui l’intéresse avant tout, c’est l’observation minutieuse d’une cellule familiale en crise et de rapports communautaires fragiles, prêts à sauter. C’est fourailler l’intime autant que le sociétal.
Mais la contextualisation de ce dernier point, et davantage si l’on n’est pas un minimum calé sur la question de la Kabardo-Balkarie, paraît trop abstraite, se réduit à un arrière-plan imprécis dont on peine à saisir la finalité, en tout cas sa portée, tant elle est mal exploitée et entrave la force émotionnelle du parcours d’Ilana à travers une réalité figée dans les conventions. De fait, la scène choc de la vidéo de décapitation en Tchétchénie arrive comme un cheveu sur la soupe, gratuite et démonstrative, insérée maladroitement à l’ensemble et censée apporter une soi-disant réflexion sur la situation géopolitique complexe, passée et actuelle, du Caucase (la scène qui s’ensuit avec les réactions des protagonistes est, en outre, complètement ratée).
Reste une histoire familiale puissante qui, à travers son héroïne (Darya Zhovner, remarquable pour son premier rôle) et de façon plus universelle, dit l’exiguïté de ces environnements traditionnalistes où l’acte individuel est illusoire, restreint au bon vouloir et aux attentes de la famille, d’une communauté, d’un tout, d’une "tribu" dira la mère (impressionnante Olga Dragunova dans un rôle qui paraît éculé, celui de la matriarche monstrueuse, mais qu’elle parvient à magnifier). Aimer un Kabarde, ne pas porter de robe et ne pas se coiffer, fumer et travailler dans un garage sont alors autant de signes, autant d’affronts qui, pour Ilana, résonnent comme le frémissement d’une liberté, d’un détachement à sa condition (elle ira même plus loin, et de façon radicale, pour s’affranchir de ce que l’on cherche à lui imposer).
Sous ses airs de premier film vibrionnant tourné en caméra HD, Tesnota déroule un programme mastoc qui rappelle ce cinéma d’auteur rigoriste et professoral, arrivé à saturation mais continuant pourtant à sévir. Le film évoque (pas dans son sujet, mais dans ses aspects stylistiques) The tribe, Le disciple, Leçons d'harmonie, Heli et bien d’autres encore, toutes ces premières œuvres qui, l’air de rien, affichent déjà les oripeaux du travail de petit malin. Toutes sont construites sur un même principe formel (un dispositif filmique très visible, imposant et jamais loin de l’épate : plans-séquences à la chaîne, format carré étouffant, rigueur formelle obligatoire…) et contiennent toujours une ou deux séquences traumatisantes (au choix un viol, un avortement, un meurtre atroce, une séance de torture, etc.) aptes à appâter la clientèle, éventuellement esbaudir la critique (l’unanimité autour de Tesnota tient de l’hallucination collective) et faire monter la sauce avec, à la clé, une sélection dans les plus grands festivals du monde entier, toujours friands de ce genre de bidules-machins-trucs.