Il est là, Nahon, massif, mutique, qui tire la tronche et veut dégommer tout le monde, de la bile dans les veines et un flingue à la main. Il impressionne. Limite il aurait pu avoir un César. Ou une palme d’or, carrément un Oscar. Il n’a eu droit qu’à des seconds rôles. Mais on le remarquait toujours, Nahon, parce que c’est ce qu’on appelle une gueule de cinéma, une vraie, à l’ancienne. Même en arrière-plan, même pour deux répliques, tu le remarques. Et puis il avait cette voix éraillée, rauque comme un vieux diesel. C’est Noé qui lui a offert le rôle de sa vie, son seul premier rôle pour lequel on le vénère encore aujourd’hui aux quatre coins du monde, celui du boucher assassin trop amoureux de sa fille ("Confus et humain, trop humain", dira Noé) dans Carne puis Seul contre tous, sept ans plus tard.
Sur ce coup-là, Noé a eu du nez, en plus de s’être fait un ami. Nahon EST le film, et tu vois personne d’autre à la place prêt à jouer un truc pareil dans des conditions pareilles (pas payé, équipe réduite au stricte minimum, tournage étalé sur plus de deux ans parce que pas de fric parce que personne d’assez taré pour produire ce genre de film). Seul contre tous est doublement emblématique : il a propulsé Noé et il a canonisé Nahon. Après on le voulait encore plus, Nahon, même la cinquantaine passée. On le voulait pour cette tronche râblée, ce côté râpeux et inquiétant qui fera des merveilles dans Calvaire et Haute tension.
Et dans Seul contre tous donc, dans cette longue rumination nauséeuse "d’un pauvre type […] né au pays du fromage et des collabos" qui ne sait pas sourire, d’un Français moyen que la vie n’a pas épargné dans cette France d’en bas, au fond du trou même. Cette France qui fulmine, qui doit compter, qui n’aime personne et surtout pas les bourgeois, les femmes, les Arabes et les pédés. Cette France qu’on voyait déjà dans Dupont Lajoie de Boisset, médiocre et veule, macérant dans un racisme de bon aloi. Noé, déjà à l’aise avec la polémique, la technique et les effets choc, la filme crûment et en Scope : cafés glauques, rues vides, hôtels miteux, néons blafards, humanité sur le carreau, qui crève la dalle ou qui crève à l’hospice.
C’est à travers ça, dans ça, que le boucher survit, se débat, enrage, légitime ses choix et sa pensée hargneuse nourrie d’une frustration et sociale, et personnelle ; "La violence, la vraie violence, il va apprendre ce que c’est. Les cinquante ans d’humiliation que je me suis pris dans la gueule, il va les vivre en six minutes. Six minutes de souffrance physique totale". En fait ce n’est pas seul contre tous, c’est plus rien à perdre. Ou plus rien à foutre. On a évidemment taxé Noé de facho homophobe et misogyne (une image qui le poursuivra longtemps), confondant le discours (le regard) du cinéaste sur la part de réel crasse d’un pays avec la logorrhée extrême de son personnage.
Noé n’y consent pas, il s’y confronte, nous y confronte, se risque à un bad trip en terre (F)rance. Tellement extrême d’ailleurs qu’elle finit par ne plus être audible, s’annihilant d’elle-même. Une bouillie d’aphorismes et d’invectives, une illusion de pure survie. Et si ce n’est l’avortement à coups de poing de sa femme, le boucher passe rarement à l’action, subit plus qu’il ne réagit. La scène finale avec sa fille, qui a tant fait couler d’encre (compte à rebours, panneau danger, sang qui pulse, cervelle qui explose), est elle-même fantasmée et ne débouchera que sur une sorte de rédemption, de renouveau dans l’amour tabou qu’accompagnera une caméra s’envolant dans la rue, s'arrachant de la fange ; "Si cet amour on nous l’interdit, ce n’est sûrement pas parce que c’est mal, mais parce que c’est trop puissant".
Gaspar Noé sur SEUIL CRITIQUE(S) : Irréversible, Enter the void, Love, Climax, Lux æterna, Vortex.