Alex Garland a abordé de nombreux genres, zombies, science-fiction, clonage, intelligence artificielle ou même irruption extraterrestre, pour y évoquer toujours des thèmes constants, et dont il semble se nourrir en permanence : la quête d’identité, la réappropriation de soi au-delà de l’autre (souvent menaçant, omniscient, voire démiurgique). Après Jim, après Ava ou Lena, voici Harper. Voici Men. Le genre ? L’horreur en quelques déclinaisons : home invasion, folk horror, body horror. Le thème ? Cette réappropriation de soi, encore, après un drame intime sur fond de masculinité toxique (mari manipulateur, système patriarcal qui tient bon) et à travers une cogitation toute personnelle (radicale) sur le féminisme aujourd’hui.
Harper donc. Qui part s’isoler dans la campagne anglaise en espérant pouvoir s’y reconstruire après le suicide (ou était-ce un accident ?) de son mari. Lui qui avait menacé de se tuer si Harper le quittait, pour la culpabiliser, lui donner tous les torts, la laisser en morceaux après lui. Lui qui l’avait frappé, qu’elle avait mis dehors, qu’elle avait vu chuter dans le vide. Seule dans cette belle demeure où elle compte se ressourcer, seule au milieu d’une nature retrouvée, seule dans ce petit village où ne vit qu’une poignée d’hommes ayant la fâcheuse tendance à se ressembler tous, Harper commence très vite à sentir que quelque chose ne va pas. Une crainte latente. Un joug. Réminiscences de ses déchirements, de ses peurs les plus ancrées.
Le scénario paraît d’abord se réapproprier le canevas classique d’une femme, isolée, en proie à ses démons et à sa folie, en butte à la figure oppressive de l’Homme (et qui pourra rappeler Images, ou Répulsion, ou Possession, ou Antichrist…). Puis s’orienter vers une sorte de délire païen à la Ari Aster et Ben Wheatley où homme feuillu et Sheela Na Gig se tiennent en embuscade, prêts à sévir croit-on, avant que Garland ne clôt l’intrigue en un cauchemar mental (ou est-il bien réel ?) où Harper affrontera, et pourtant comme en retrait, observant plus que ne luttant, ses traumatismes et les diverses (nocives) incarnations du mâle/mal amenées à sans cesse se répéter, à s’autogénérer. Là, dans un dernier quart d’heure proprement hallucinant en mode body horror à faire pâlir de jalousie David Cronenberg, Garland lâche la bride du gore et du sursignifiant, du sur-symbolique (déjà bien présent tout au long du film avec ce qu’il faut de pommes défendues, de tunnel, de murs rouges, de ciel infini, d’entités mystiques et d’hommes au seul et même visage).
La séquence, promise sans doute à devenir culte, fonctionne d’ailleurs à double tranchant (pour situer le niveau de confusion, qu’on se souvienne des fins de Suspiria ou de Mother!) : soit elle sidère par sa puissance et sa brutalité allégoriques pleinement assumées, soit elle déconcerte, répugne aussi, éventuellement afflige, par tant de grotesque éminemment explicite. À son terme, elle laisse Harper face au souvenir d’un homme dont, enfin, elle peut se libérer, rejeter les dernières suppliques qu’elle n’accepte plus, se refuse à devoir assumer contre sa volonté. Et c’est à la lumière du jour qui se lève qu’Harper, dans l’esquisse d’un sourire, enverra tout valdinguer : deuil, culpabilité et amour perdu
Alex Garland sur SEUIL CRITIQUE(S) : Ex machina, Annihilation.