"Je ne peux pas m’imaginer à 40 ans, honnêtement. Je suis surpris d’être arrivé à 30". Calum dit ça à un moment, l’air grave, et la phrase émeut et heurte à la fois, témoigne de ce que l’on pressent, une impression dans l’air qui stagne, collante. Et parce que, toujours, on sent quelque chose qui pèse, et chaque scène paraît inscrire en elle un doute, un malaise, un drame qui va surgir. Et puis Calum a le regard dans le vide, souvent on le sent perdu, bouffé par une tristesse infinie (scène terrible où, de dos assis au bord d’un lit, il est en train de pleurer, n’arrive plus à respirer tellement la douleur lui tord le ventre, tellement il est anéanti par la solitude), à la limite de craquer quand on le voit cracher sur un miroir, ou disparaître dans la mer, la nuit, ou se tenant en équilibre sur la rambarde du balcon de sa chambre d’hôtel. Comme si la vie était pénible à porter. Colossale. Avec ce sentiment, déjà, de l’avoir ratée.
C’est l’été, à la fin des années 90. Calum et Sophie, sa fille de 11 ans, passent leurs vacances dans un hôtel club sur la côté turque. Il fait beau et il fait chaud, ils mangent des glaces, s’amusent dans la piscine, font de la plongée, jouent aux échecs. Tout va de soi, tout est limpide. Sophie profite de ce rare moment avec son père tout en découvrant les premiers émois avec les garçons. Calum est aux petits soins, hyper prévenant, mais le quotidien semble le miner, être une épreuve. Sophie bien sûr ne s’en rend pas compte, elle n’a que 11 ans, même si l’on devine chez elle une certaine maturité. Elle en prendra conscience après, et puis des années plus tard quand, devenue femme et mère, et revoyant la vidéo de ces vacances, et osant, enfin, en sonder les zones d’ombre, elle interprète les signes, décrypte les attitudes de son père, cherche des réponses en fait.
Aftersun devient ainsi un exercice de mémoire, délicat et solaire (les interprétations, prodigieuses, de Frankie Corio et Paul Mescal y sont pour beaucoup). Mémoire dans laquelle Sophie se plonge pour tenter de "comprendre" ce père désormais absent (à la fin la question se posera, évidemment, instinctivement, quant à la nature de cette absence, bien que la réponse ne souffre d’aucune ambiguïté). Plusieurs temporalités, tel un entrelacs mouvant et sensoriel duquel une vérité pourrait émerger, et émergera sans doute, entrent alors en jeu dès l’introduction du film : images filmées en caméscope pendant le séjour, chronologie au présent (quelques scènes seulement, où l’on découvre Sophie adulte), récit au passé des vacances et flashs d’une rave stroboscopique imaginant un espace mental, celui de Calum, où Sophie l’entraperçoit dans de brefs éclats de lumière, tente de l’atteindre, voudrait tant de choses.
De ces télescopages et fragments divers, le spectateur restructure lui aussi ces instantanés de Calum, recolle peu à peu, pas à pas, les morceaux d’une vie qui, lentement, se délite et se brise (passé tumultueux, divorce avec la mère de Sophie, situation professionnelle incertaine, manque d’argent, mal-être…). Pour son premier long métrage, Charlotte Wells a investi son propre passé (tout est parti d’une photo d’elle, à 5 ans, et de son père en vacances en Espagne) pour nourrir cette "quête des souvenirs", composer ce kaléidoscope mémoriel qui interroge la perte du père dans la construction à venir, intime et sociale, d’une jeune fille hantée par ce manque.
Wells le concrétise, ce manque, lui donnera chair et substance, de façon totalement bouleversante, à la fin d’Aftersun alors que Sophie et Calum dansent ensemble sur le Under pressure de Bowie et Mercury. Et cet instant, beau et simple, vient se confondre à la rave dans cet ailleurs, cet ailleurs de Calum rempli de ténèbres et de lueurs convulsives, où Sophie le discerne, s’avance, le repousse d’abord, lui crie dessus parce qu’elle lui en veut de l’avoir abandonnée, puis finalement le prend dans ses bras tandis qu’il hurle son désespoir. Le retenir, le chérir, en profiter encore, c’est fini. Calum face à nous a éteint le caméscope, il garde la tête baissée, il s’en va, seul. Au loin l’abîme s’ouvre à lui.
Why can't we give love that one more chance?
Why can't we give love, give love, give love, give love?
This is our last dance
This is ourselves