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À perdre la raison

Inspiré de la tragédie de Nivelles (Belgique) qui vit, en 2007, Geneviève Lhermitte égorger ses cinq enfants avant de tenter de se suicider, le nouveau film de Joachim Lafosse est l'inexorable désagrègement d’une femme qui aura perdu sa raison, égaré ses points d’ancrage à la réalité et, surtout, renoncé à son identité profonde, à l’essence même de son être et de ses convictions. Plus réussi et plus dérangeant que le récent Possessions (sur des sujets quasi identiques, infanticide et folie meurtrière), À perdre la raison possède de nombreux points communs avec le précédent film de Lafosse, le troublant et fascinant Élève libre.

Histoires de dépendance, presque de vampirisme, et de sentiments exacerbés où un personnage instruit, écrasant (Pierre dans Élève libre, André dans À perdre la raison), impose à l’autre une sorte de sujétion mentale, quasi aliénante dans sa sourde détermination. Murielle (Émilie Dequenne, sobre et bouleversante) et Mounir, jeune couple amoureux, vivent chez (et avec) André, médecin aisé, sorte d’idéal de la figure paternelle et nourricière. André les assiste, les cajole et les aide financièrement (de même pour la famille de Mounir en organisant des mariages blancs) : voyage de noces, cadeaux, certificats médicaux, nouvelle maison… Parallèle tentant : Pierre et André, même combat ? Même envie de contrôler et d’assujettir ?

Si Pierre paraît totalement conscient de sa volonté dominatrice, c’est plus confus, plus indécidable chez André. Est-il un manipulateur lui aussi, imposant une sorte d’asservissement pervers peu à peu irréversible ? Ou sa bonté, tel un poison diffus, est-elle trop étouffante, trop absolue ? Que cherche-t-il à faire, qu’a-t-il à mériter en s’accaparant ainsi de Mounir et de son entourage ? Lafosse ne répond jamais à ces questions et André (Niels Arestrup, sereinement effrayant) restera un bloc fermé à nos diverses interprétations, un homme aux besoins secrets, aux rouages invisibles. Lafosse modèle le temps et les ellipses, associe les mots et les silences pour implanter le drame par petites touches sans qu’on y prenne garde (et quand il faut s’en rendre compte, alors il est trop tard).

Son issue tragique, suggérée dès le début du film (évitant, de fait, tout suspens inutile), permet à Lafosse d’observer avant tout les dysfonctionnements terribles d’une cellule familiale "recomposée", puis après décomposée jusqu’à l'abîme. L’engrenage est pernicieux, l’ambiance affective suffocante, sans échappatoire possible (Murielle se sent "emmurée"). Se couper d’André, c’était sans doute la meilleure "solution", justifiant un besoin nécessaire de s’émanciper et de vivre hors d’un cocon comme une toile d’araignée. Et si Mounir et Murielle l’envisagent à un instant, André a tôt fait de manifester un désespoir qui cache mal une approche visant à culpabiliser le couple, supposé vouloir l’abandonner après tout ce qu’il a fait pour lui.

Cette mécanique de la servitude (sociale, psychologique, et même physique) reste habilement construite et étudiée : dialogues vifs et soignés, mise en scène discrète avec des flous et des parois aux bords des cadres comme si la caméra, toujours en retrait, était spectatrice (in)directe de ce ravage domestique et non plus appareil, simple média artistique posé là. Et si l’on peut regretter un aspect général un peu trop lisse, un peu trop sage, l’observation minutieuse de Lafosse (qui ne cherche jamais à excuser ou à justifier le geste fou de Murielle) laisse en nous, tel un cœur arraché, un sentiment profond de malaise et de détresse humaine.


Joachim Lafosse sur SEUIL CRITIQUE(S) : Élève libre, Les chevaliers blancs, L'économie du couple, Les intranquilles, Un silence.

À perdre la raison
Tag(s) : #Films, #Cannes 2012

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