De l’apparat, ample, d’une saga familiale à l’italienne (on mentionne Visconti dans tous les landerneaux, à l’évidence dès ce générique à l’ancienne qui surgit comme un fantôme), Amore n’en garde que le faste et la forme pour évoquer, essentiellement, les désirs renaissants d’une femme qui a tout mais plus d’envies, plus de prénom (celui qu’elle oublia quand elle quitta, très jeune, sa Russie natale) et plus vraiment d’identité aussi, mère dévouée, épouse parfaite, icône mondaine. Sous l’impulsion, le frôlement amoureux d’un jeune cuisinier en tous points étranger à son milieu, Emma s’éveille soudain à l’existence, à des saveurs diverses et des senteurs plus nombreuses. À l’image des mutations modernes (de la société, de l’usine patriarcale...), Emma se bouleverse à son tour, s’émancipe des codes et de la fonction qu’on a bien voulu lui reconnaître.
Luca Guadagnino se frotte au lyrisme, à l’emphase, sans peur et sans même de limites, pour livrer une œuvre plastique et charnelle qui s’harmonise à la passion des sens de son héroïne, et des cinq, tous à un instant, de cet instant admirable pour elle, fantastique même, vont se redéployer, être pleinement sollicités jusqu’à l’abandon. Captive, soumise depuis des années à quelque étouffement familial serein, accepté, subtil (et malgré l’amour qu’elle porte à ses trois enfants), Emma semble redécouvrir, reconquérir la somptuosité du monde qu’elle avait délaissé longtemps, ses beautés cachées et sa nature discrète, perchée en secret sur les hauteurs de San Remo.
L’élégance folle de la mise en scène, fluide et sensuelle, moderne, maniérée et précieuse dirons certains, mais d’un tel maniérisme qu’il en dépasse les conventions qu’on a voulu trop facilement lui prêter, nourrit d’allants et d’élans, de poésie très souvent, de picturalité comme le tableau d’un grand maître, classique et beau, une histoire aux allures d’opéra tragique. Splendeur troublante d’un tout que vient emporter la musique, sublime, du compositeur de musique contemporaine John Adams. De la première demi-heure, incroyable, consacrée entièrement à un repas qui se prépare, à une table que l'on dresse, au ballet incessant des gens de maisons, à celui, plus feutré, des hôtes et des invités, et jusqu’à ce dernier plan magnifique après le générique qui, à la suite de tant de luxe et de volupté, retrouve la primarité de l’amour et de l’humain (deux êtres enlacés dans le noir d’une grotte), Amore se passionne entièrement, et nous avec emparés, du destin d’une femme qui va disparaître pour mieux revenir, loin et ailleurs.
Tilda Swinton, divine, gracile et resplendissante telle une sculpture de marbre ou d’albâtre qui prendrait vie et s’y ouvrirait pour la première fois, incarne dans un tourbillon de grâce et d’émotions cette Emma Recchi ensorcelante s’apprêtant à être en un mouvement assumé, imprévu, totalement romanesque. Et la photographie de Yorick Le Saux porte comme un songe, un voile rêvé, sur Emma et sur l’image une sorte de caresse, d’écrin lumineux. Io sono amore, "Je suis amour", ose le titre original, et de cette déclaration puissante, libre, naît un film rare et envoûtant.