Davantage que le Sailor et Lula de David Lynch, et parce que Quentin Tarantino, malgré la hype énorme autour de Reservoir dogs deux ans plus tôt, n’était pas encore un auteur et réalisateur confirmé comme Lynch, Pulp fiction est réellement l’une des palmes d’or, sinon la palme d’or, les plus surprenantes de l’ensemble du palmarès cannois (avec un joli doigt d’honneur à la clé). Qu’une telle œuvre débridée, comédie noire et sanglante entièrement imaginée sur les bases d’une contre-culture (le pulp magazine), puisse avoir remporté la récompense suprême est un beau pied de nez à un certain establishment disons conventionnel (le festival de Cannes a su depuis, dans une certaine mesure, dépasser cette réputation-là). On est loin effectivement des plus traditionnels Pelle le conquérant, L’anguille, Le vent se lève ou La chambre du fils.
Ces histoires entremêlées de tueurs, d’overdose, de Big Mac et de Royal cheese, de montre en or et de braqueurs du dimanche ont quelque chose d’une farce (la violence, omniprésente, n’y est jamais totalement explicite, plus graphique que viscérale) parsemée de situations saugrenues et de dialogues savoureux étirés dans le temps (dialogues nourris qui deviendront l’une des marques de fabrique du cinéma de Tarantino). La structure chronologique et feuilletonesque du film (Tarantino en fera, là aussi, un élément récurrent de son cinéma) permet un astucieux remodelage narratif (dont la trituration ultime serait la mort d’Hitler dans Inglourious basterds) : passé et présent sont ainsi fragmentés (le film commence par la fin), créant un constant va-et-vient des protagonistes et dans le récit ainsi qu’une surprenante résurrection (le film a d’ailleurs de nombreux échos religieux, à commencer par la tirade exaltée de Jules Winnfield), celle de Vincent Vega, flingué en milieu de film puis revenant pour le final.
C’est que Tarantino traite ses personnages non pas comme ceux d’une réalité établie (le terme "fiction" est d’emblée annoncé dans le titre, on ne peut pas faire plus clair, et Tarantino revendiquera même l’artificialité de son film), mais comme les porteurs de références et de mythologies renvoyant à son amour immodéré pour le septième art ; comme des icônes pop (Mia Wallace et sa coupe à la Louise Brooks) et des archétypes cinéphiliques traînant avec eux leur propre légende (Christopher Walken dans Voyage au bout de l’enfer, Bruce Willis dans Piège de cristal, John Travolta dans La fièvre du samedi soir). Il ne cherche pas non plus à rationaliser ou moraliser les actes de chacun (qui, de toute façon, en subira les conséquences), mais à faire de son film un kaléidoscope de scènes qui n’auraient de sens que dans leur hommage au pulp (alors qu’importe qu’on se drogue, qu’on braque, qu’on viole, qu’on tue…).
Une sorte d’œuvre bis ultime et farfelue dans ses plus évidents détails, devenus rapidement cultes (au même titre que sa BO) : la danse chaloupée de Mia et Vincent (inspirée par celle de Bande à part), Jules et Vincent épargnés par les balles, la seringue plantée en plein cœur, les flics branchés SM, la mallette mystérieuse renvoyant à celle d’En quatrième vitesse et dont Tarantino dira : "Quoi que vous pensiez au sujet du contenu de cette mallette, dites-vous que vous avez raison"… Souvent copié, jamais égalé, jubilatoire et un rien roublard, Pulp fiction a ouvert la voie, pour le meilleur et surtout pour le pire, à une nouvelle forme de polar déjanté et ultra-référencé. Tarantino continuera par la suite, inlassablement, à explorer l’histoire et la mémoire du cinéma de genre avec plus (Jackie Brown, Kill Bill, Django unchained) ou moins (Boulevard de la mort, Inglourious basterds) d’enthousiasme et de superbe.
Quentin Tarantino sur SEUIL CRITIQUE(S) : Boulevard de la mort, Inglourious basterds, Django unchained, Les huit salopards, Once upon a time in... Hollywood.