D’un creux d’une oreille (filmé comme la création d’un macrocosme) à la vision d’une tornade dévastatrice (qui en serait donc la fin), et dans ce laps de temps très précis, A serious man concrétise l’analyse burlesque, imperceptiblement vertigineuse, des dérèglements et des mystères du destin via la démonstration, in situ, appliquée à celui de Larry Gopnik, universitaire respectable et père de famille dépassé. Il y a toujours eu, chez les Coen, cette figure récurrente d’un homme un peu pataud (Llewelyn Moss, Jeff Lebowski, Jerry Lundegaard…) à qui il arrive soudain toutes les catastrophes du monde, lesquelles, en plus d’être absurdes, s’enchaînent et s’accumulent avec un féroce entêtement.
Sous ses allures de comédie cynique et minimaliste, A serious man œuvre à beaucoup plus d’ambition(s). Perceptions, mathématiques, art du possible et principe d’incertitude, tout ici est affaire de logique et de spiritualité (judaïque), voire de cosmogonie. La célèbre expérience de Schrödinger (dont le but est de démontrer qu’un chat peut être vivant ET mort), évoquée à un moment par Larry et mise directement en pratique dans le prologue, semble décider vers quelles interrogations se déplace le film : quel est le sens de l’existence ? Où se trouve la vérité ? Sur un parking, gravée dans les dents d’un goy, à travers les paroles d’une chanson de Jefferson Airplane ("When the truth is found to be lies (…) But in your head baby, I’m afraid you don’t know where it is") ?
L’appréciation d’une certitude qui n’est jamais acquise, jamais entièrement contrôlée, va obliger Larry à, d’abord, consulter de hautes instances religieuses pour tenter d’y comprendre quelque chose (trois rabbins au discours sibyllin), ensuite à se reprendre seul en main, à comprendre ses aspirations et ses doutes au fil d’épreuves cocasses (divines ?) toujours imprévisibles.
Avec un art consommé du tempo et du bizarre, les frères Coen orchestrent minutieusement cette curieuse valse-hésitation de la providence et de la fatalité. A serious man rappelle Lynch et son Blue velvet (qui explore, lui aussi, l’intérieur symbolique d’une oreille) ; les deux films s’inspirent des souvenirs d’enfance des réalisateurs et scrutent, sous le vernis propret d’une peinture à la Norman Rockwell ou Leyendecker, un monde absurde et insaisissable au sein d’une petite ville américaine où la réalité se trouble et se replie brusquement (accidents de voiture, voisine tentatrice, chantage, lettres anonymes…).
Facétie intellectuelle et métaphysique, bel objet drolatique, A serious man distille une superbe impression d’achevé et de sophistiqué (tous les acteurs sont parfaits avec une tête de l’emploi idéale, la photographie de Roger Deakins est somptueuse). Maniant à merveille le comique de situation et celui de la répétition (l’oncle dans la salle de bains, le fils de Larry coursé par un camarade de classe…), les frères Coen observent avec précision l’existence jusqu’à sa plus simple cruauté et exprimant, dans son acharnement envers un mensch comme point central, une bien étrange circonvolution.
Les frères Coen sur SEUIL CRITIQUE(S) : Blood simple, No country for old men, True grit, Inside Llewyn Davis, La bllade de Buster Scruggs, The tragedy of Macbeth, Drive-away dolls.