1983. Les prédateurs et Scarface sortent au cinéma, Arnold Schwarzenegger obtient la nationalité américaine et Michael Jackson fait son premier moonwalk. Red et Mandy, eux, vivent en harmonie au milieu de la forêt dans une grande maison, et puis une nuit des ploucs illuminés menés par un gourou sadique (Linus Roache, génial) débarquent, brûlent Mandy vivante et laissent Red pour mort, en slip attaché avec du barbelé. Forcément, Red voit rouge, et sa vengeance, terrible, sera à la hauteur de la barbarie des assassins de sa femme… Mandy concentre absolument tous les motifs qui lui vaudront, à coup sûr, rejet, dédain et infamies : scénario peu original (un énième revenge movie), dialogues bêtes et méchants, velléités bis, orgie de violence et stylisation à outrance.
Sans oublier un Nicolas Cage maboul avec dix lignes de dialogues au compteur, mais des tonnes d’hurlements et de grognements en réserve (la scène dans la salle de bains, déjà culte, entre performance Z et ridicule assumé). Sauf que Panos Cosmatos a une telle foi dans son film et dans le cinéma qu’il livre ici un objet cinématographique démentiel enchaînant, sur deux heures et avec une ferveur proche de la transe, expérimentations sensorielles, zébrures gore et vénération au genre qui couvrirait plusieurs décennies emblématiques (on dirait une compil de tout ce que le festival d’Avoriaz a su, jadis, révéler de mieux), de Dario Argento à Nicolas Winding Refn en passant par John Carpenter, Tobe Hooper, Alejandro Jodorowsky, David Cronenberg, etc.
Cosmatos connaît ses classiques, prêche pour ses idoles, brandit ses grigris (séries B, heavy metal, subculture…), transformant la vendetta de Red en fugue hallucinogène avant la mort, direction l’enfer, avec le genre en héritage suintant de chaque reflet de lumière, de chaque effusion et de chaque hébétude. Cauchemar sans fin baigné de rouge et de violet (superbe photographie de Benjamin Loeb), peut-être rêve de carnages dans un autre système solaire, peut-être incarnations fantasmées d’un livre lu, peut-être bad trip psychédélique hanté par la figure de Charles Manson, peut-être tout cela à la fois ou peut-être autre chose encore, Mandy paraît vouloir s’affranchir de toutes les limites possibles, esthétiques, morales et référentielles.
Cosmatos n’hésite pas une seconde à se coltiner un combat dantesque à la tronçonneuse ou avec une hache-épée digne d’un héros d’heroic fantasy, à livrer un final jouissif et enflammé (et, littéralement, au fond de l’abîme) ou à donner vie à d’effrayants bikers SM, fiers disciples des cénobites d’Hellraiser. Cosmatos a néanmoins tendance à trop distendre le temps, à privilégier nappes et scènes contemplatives qui ralentissent le rythme du film, assez flemmard dans sa première partie. Si ça marche chez quelques-uns (Béla Tarr, Andreï Tarkovski, David Lynch…), ça ne fonctionne pas complètement ici parce que Cosmatos n’a rien d’autre à proposer, dans ces instants-là, que de belles et interminables images atmosphériques n’apportant pas grand-chose à la dramaturgie du film.
Et puis les vrombissements synthétiques de Jóhann Jóhannsson ont beau être très impressionnants, Cosmatos les utilise sans arrêt, créant une surenchère sonore (l’intention étant, certes, d’offrir une immersion totale dans le délire) qui finit pas être épuisante, voire dommageable sur certaines scènes. Mais cette immersion est aussi, outre un look flamboyant et un jusqu’au-boutisme rageur, l’un des points forts du film parce que Mandy est avant tout une expérience radicale et permanente plongeant le spectateur dans un bouillon de sang, de dégénérescences et de sensations pures. Avec S. Craig Zahler et Robert Eggers (à confirmer avec son prochain remake de Nosferatu), Cosmatos apporte un nouveau souffle au monde du fantastique et de l’horreur, loin de ces produits formatés (Sans un bruit, Saw, Conjuring et Cie, sans oublier les productions Blumhouse…) que Mandy vient ridiculiser en beauté.