Elle dit "Mon rêve était de disparaître avec toi, n’importe où". Elle le lui dit, lui qu’on ne voit pas, qu’on ne verra pas, à l’autre bout de la ligne. Mais c’est tout qui disparaît, lui, son amour pour elle, un peu plus tard cet appartement où elle l’attendait depuis trois jours, à se morfondre, à ruminer, au bord de la crise de nerfs, à essayer même de se foutre en l’air. Et où il ne viendra plus. Elle doit tenter de s’en défaire, accepter, quatre ans déjà, quatre ans en tout, quatre ans c’était pas si mal. C’est Jean Cocteau qui, en 1930, a imaginé cette rupture amoureuse se jouant comme un monologue, une complainte, des incantations, tu es là, allô, parle-moi, je ne t’entends plus, pourquoi, qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Cette femme au téléphone qui réalise que son amant ne veut plus d’elle, mais qu’elle cherche pourtant à retenir.
Pedro Almodóvar, qui a découvert ce texte dans les années 70 grâce à L’amore de Roberto Rossellini, y est sans cesse revenu à travers plusieurs de ses films, de façon explicite dans La loi du désir et Femmes au bord de la crise de nerfs ou plus discrète dans La fleur de mon secret. Cette fois donc, il s’agit de s’y confronter directement, entièrement, mais en le réadaptant à sa manière, à la Almodóvar bien entendu. Des couleurs franches, des couleurs qui éclatent, un appartement qui ressemble au sien, déjà reconstitué dans Douleur et gloire, et toujours l’amour brisé, l’amour matador, et la passion comme un labyrinthe. Et Tilda Swinton en nouvelle muse, évidente, à l’aise dans l’univers du madrilène, reprenant, après Simone Signoret, Anna Magnani et Ingrid Bergman, les mots de Cocteau dits maintes fois déjà, au théâtre, au cinéma donc et jusqu’à l’opéra.
Almodóvar se permet ainsi de tout déconstruire, pour mieux les magnifier. Ces mots d’abord qu’il se réapproprie, transpose à notre époque, en change la donne (un nouveau départ plutôt qu’une dépression, un abîme). Ce décor ensuite qui partira en fumée, et ce costume de lui qu’elle frappe à coups de hache, et ces valises oubliées, laissées dans un coin, en fumée elles aussi. L’illusion enfin d’un amour qui n’est plus rien, en miettes, dans ce décor qui n’en est qu’un, érigé au milieu d’un plateau désert. En trente minutes à peine, Almodóvar s’éloigne de ses derniers mélodrames un rien compassés et retrouve comme une forme d’énergie créatrice, une simplicité et une essentialité qui nous avait, c’est vrai, pas mal manquées.
Pedro Almodóvar sur SEUIL CRITIQUE(S) : Étreintes brisées, La piel que habito, Les amants passagers, Julieta, Douleur et gloire, Strange way of life.