Il y a une histoire, ancienne, d'abord. Une histoire vraie derrière tout ça, celle de sœur Benedetta Carlini, entrée au monastère des Théatines à neuf ans en 1599 et qui, adulte, prétendit avoir des visions de Jésus, stigmates compris, fit de son mysticisme un instrument de charme et de pouvoir, et enfin fut condamnée pour ses amours lesbiennes avec une autre sœur. Il y a un récit ensuite, celui de l'historienne Judith C. Brown qui retrace, d'après de nombreuses archives découvertes à Florence, la vie et le parcours de Benedetta, et revient sur l'un des premiers cas d'homosexualité féminine de cette époque, alors "vice inexploré" et évidemment puni par l'Église. Et il y a, aujourd'hui, un film, Paul Verhoeven ayant fourré son nez dans cette histoire qui ne pouvait que lui convenir et qu'il se plaît, forcément, à pervertir (on n'est jamais loin d'un gros nanar de nunsploitation). Religion, sexe et manipulations, c'est à coup sûr la Sainte Trinité, le Graal idéal pour le "Hollandais violent".
Dommage : il n'en a pas fait le chef-d’œuvre sulfureux attendu, espéré et rêvé, ou chef-d’œuvre tout court. Non, plutôt un objet bizarre. Un machin hybride partagé en un aspect franchement télévisuel, très "service public", parfait pour la case mercredi ou samedi soir sur France 3, et un autre verhoevien en diable avec ce qu'il faut de nudité, d'étreintes saphiques, de vulgarité et de sadisme, et aussi de figures religieuses transformées en vecteurs licencieux (ici statuette de la Vierge Marie taillée en godemiché, Jésus en slip de bain rouge dans Le quatrième homme ou spectacle topless appelé Goddess dans Showgirls). Un peu comme si, maladroitement, Des racines et des ailes rencontrait le Ken Russell des Diables, l'audace en moins, admettons-le, et le téléfilm érotique des dimanches soirs lointains sur M6.
Entre farce iconoclaste et sérieux papal, Verhoeven s'amuse une fois de plus, à plus de 80 ans, à malmener tout ce qui bouge (les spectateurs, le bon goût, le Sacré, le corps...), mais cette fois sans convaincre complètement, et sans transcender dans sa mise en scène (le franchement télévisuel donc) un manque de moyens manifeste. Pas grave. Le fond rattrape la forme, et le personnage de Benedetta, habité (hanté même) par cette foi excessive qui le travaille dans sa chair, dans sa tête et jusqu'à son sexe, est passionnant à suivre, à regarder et à comprendre dans ce qu'il va provoquer et déchaîner, par son aplomb et son absolu divin, autour de lui : le chaos. Comme, avant lui, les personnages de Catherine Tramell, Nomi Malone ou Rachel Stein. Chaos sans retour, chaos sur les hommes, chaos sur tout système à velléités répressives (instances religieuses, police, showbiz, Gestapo).
Mais la question, cruciale s'il en est, qui sous-tend tout le film est donc de savoir si Benedetta, "idiote qui débite des sottises pour servir ses desseins" telle que perçue par la mère supérieure, affabule son rapprochement avec Jésus (et ce dès son plus jeune âge) et s'en sert, in fine, comme moyen d'autorité, comme détournement des dogmes (par exemple quand elle punit Bartolomea). Verhoeven feint de ne pas connaître la réponse ("On ne sait jamais de façon claire si Benedetta manipule les autres, si elle est consciente qu'elle manipule les autres ou si, au contraire, elle ne manipule pas du tout") tout en livrant aux spectateurs quelques indices attestant de la supercherie : tout ne serait donc que puissance et interprétation de l'imaginaire, ne serait que représentation et grand-guignol, à l'image, à peine déformante, de ce que Verhoeven fait de son film et de ses films en général, depuis des années et pour notre plus grand plaisir.
Paul Verhoeven sur SEUIL CRITIQUE(S) : Basic instinct, Elle.