Il faudrait partir du principe, pour appréhender au mieux Athena, que le nouveau film de Romain Gavras, et comme l’a expliqué ce dernier, n’est pas un film sur les violences en banlieues, mais bel et bien une tragédie (trois frères réagissent différemment au trépas du cadet, tué par des policiers : l’un veut la vengeance, l’autre la paix et le dernier continuer ses trafics) se déroulant en banlieue. D’ailleurs l’aspect purement social du film est esquivé à dessein, si ce n’est son amorce narrative ancrée dans une réalité maintes fois éprouvée : une bavure policière, un mort, un embrasement, et c’est parti. Ici donc, on ne devise pas, on ne questionne pas, on ne théorisera rien (de toute façon on ne parle pas dans Athena : à la place on fulmine et on vocifère, on menace et on insulte).
De fait, les habitants d’Athena, cette cité imaginaire qui pourtant ressemble à tant d’autres, ne sont qu’une foule compacte qu’il faut dégager fissa, préserver si possible du désordre qui s’annonce. Et les jeunes une meute hurlante en survêt capuche ; un tout grouillant et vindicatif. Et la cité un champ de bataille, une citadelle assiégée, une métropole ancienne qu’on cherche à envahir, Troie ou Rome ou Constantinople ou un truc dans le genre. Il faudrait donc partir de ce principe-là et faire fi de ce qu’Athena charrie avec lui, consciemment ou non, en termes de réflexion politique, de représentations et de discours, et qui n’ont pas manqué de crisper nombre de critiques.
D’un côté, on accuse le film de faire le jeu de l’extrême-droite en réduisant ces "jeunes racisés", parqués de l’autre côté du périph’ dans leurs no go zones, en sauvageons uniquement capables de jurer, foutre le feu, tirer au mortier (mais ça fait de belles images, alors bon…) et caillasser du CRS. De l’autre, on se gausse d’un film à tendance "islamo-gauchiste" qui excuserait, les yeux fermés, cette jeunesse en colère, sans cesse discriminée et cible privilégiée des violences policières, et qui n’oublierait pas, évidemment, de charger les fachos, seuls instigateurs du chaos (oubliez le 666 : la nouvelle marque de l’Apocalypse, c’est la croix celtique).
Entre les deux, un Frère musulman de chez nous (il s’appelle Sébastien, donc pas d’amalgames) souffrant de TSPT post-djihad et adepte de la bombonne de gaz, histoire de redonner du grain à moudre et des palpitations aux divers commentateurs (alors, film de droitard ou film de gaucho ?), quand Gavras, lui, suggère qu’il représente "la part d’ombre" d’Abdel, le frère héros d’Athena pris dans les soubresauts d’une justice guerrière. Mais qu’importe finalement par quel bout on prendra le film, le purement mythologique, l’éventuellement métaphorique ou le maladroitement "politique". Qu’importe l’humeur, les envies. Qu’importe parce que dans les trois cas, Athena se ramasse sur pas mal de points, à commencer par cette mise en scène si ostentatoire qu’elle en vient à tout bouffer, prend toute la lumière.
Gavras ne fait pas du cinéma, il fait de la technique. Il faut voir ce plan-séquence inaugural de dix minutes, aux mouvements parfois complètement gratuits (et vas-y que j’entre dans ce fourgon lancé à pleine vitesse, et vas-y que j’en sors, que j’y entre encore, puis en ressors…), qui ne soutient en rien le propos et la dramaturgie à venir, et qui ressemble davantage à une vidéo de démonstration pour steadycam ou drone dernier cri. Et si, par la suite, Gavras calme plus ou moins ses ardeurs stylistiques, cette volonté d’en mettre plein la vue toutes les deux secondes finit par lasser, et impressionne rarement (parce que combien de films désormais usent et abusent de plans-séquences à la virtuosité factice et démonstrative ?).
Surtout, elle passe avant un scénario développé a minima (les relations entre les trois frères, sans nuances, sans complexité, sans chair, ne servent jamais aux appétits de tragédie mijotés par Gavras, se résumant plutôt à des invectives, des postillons dans la gueule et des regards hargneux) et une caractérisation des personnages, déjà plombés par une interprétation calamiteuse, inexistante. Même pas des personnages d’ailleurs : des archétypes (le bon, la brute, le truand, le toqué, le bizut…) qui s’agitent dans tous les sens, perdus dans un délire arty de riot porn sur fond de chants antiques d’où pas grand-chose ne subsiste (quelques scènes fortes, quelques visions dantesques, et Dali Benssalah qui fait le job). Gavras rêvait d’une fresque allégorique sur une violence individuelle, ivre de rage et de douleur, saillant d’une fratrie divisée et du béton (armé) des banlieues, et se propageant soudain à une Nation aux parties irréconciliables. Mais sa cartographie de l’anarchie sociale, pointant du doigt l’idéologie fasciste comme mère de tous les maux, s’embourbe dans ses intentions et s’aveugle de ses prétentions esthétiques qu’on pourra, les doigts dans le nez, limiter à obsession du plan qui tue et extase du fumigène.
Romain Gavras sur SEUIL CRITIQUE(S) : Notre jour viendra, Le monde est à toi.