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Tár

Elle a tout : le prestige, le génie, la renommée et les honneurs, l’harmonie aussi dans son couple avec épouse et enfant. Lydia Tár a tout, elle est le centre. Puis Lydia Tár va tout perdre. Cheffe avant-gardiste de l’orchestre philharmonique de Berlin, Lydia œuvre au lancement de son autobiographie tout en préparant un concerto de la symphonie n°5 de Gustav Mahler, dont l’adagietto a été rendu célèbre par Luchino Visconti qui, à merveille, l’utilisa dans Mort à Venise. Libre et lumineuse, volontiers séductrice, rare femme à s’être imposée dans un milieu essentiellement masculin, Lydia paraît sûre d’elle. Exigeante, c’est certain. En quête de perfection, toujours.

Mais va se révéler chez elle, peu à peu, une nature autre, dissimulée à peine (l’entrevue avec un journaliste du New Yorker, au début du film, n’est qu’une sorte de leurre, éloge ronflant autour des jalons de sa carrière et discussion un rien figée sur son travail). Une personnalité qui manipule, décide de son emprise ("Tu veux dire qu’elle a une conscience ?", est-il dit d’emblée sur elle), sait disposer de l’importance que lui confère son statut. Tár sera donc cela : la lente déconstruction d’une figure publique et oppressive, un quotidien qui se disloque et se dérègle (Lydia est soudain victime d’hallucinations sonores, se perd, chute, se ferme…). Avec patience (le film dure 2h38), avec acuité et férocité, déployant une mise en scène acérée, peut-être un rien austère, Todd Field dresse le portrait de cette femme accusée d’harcèlement moral (qui a entraîné le suicide d’une de ses anciennes élèves, avec qui elle a eu une liaison) dont le monde se heurte, se confronte même, à la réalité d’aujourd’hui (réseaux sociaux, wokisme, #MeToo…).

Une réalité décidée à faire fi des comportements problématiques, à s’ouvrir à l’inclusion et à la diversité, et n’acceptant plus le moindre écart, passé comme présent (voir la scène, édifiante, où un étudiant, se définissant comme PANDC et pangenre, refuse de jouer Bach en raison de sa misogynie et parce qu’il est un mâle blanc cisgenre, avant que la discussion ne dérape et qu’il n’en vienne à traiter Lydia de "fucking bitch" qui, elle, a réfuté son raisonnement avec plus ou moins de condescendance). Car c’est cela aussi qu’interroge le film : la liberté de chacun dans l’appréciation d’un talent équivoque. Les limites de la cancel culture. La fameuse séparation entre l’artiste et son œuvre. Les mécanismes de domination, certes plus généralement appliqués par des hommes en mode prédation, dont même Lydia, oui, Lydia, une femme, se servira pour imposer ses choix et ses désirs.

La polémique née autour du film, par la voix de la cheffe d’orchestre Marin Alsop (a-t-elle réellement servie d’inspiration dans l’écriture du personnage de Lydia ? Field, lui, s’en défend), paraît en partie biaisée : l’abus de pouvoir ne peut se circonscrire à une fonction, à une sexualité, et surtout à un genre, puisqu’il est avant tout humain. Mais la question est posée : est-ce opportun, en quoi est-ce pertinent de représenter l’excès d’autorité chez une femme de pouvoir, qui plus est lesbienne, quand il y en a si peu, ou quand elles sont invisibilisées ("Pour une fois qu’on a l’occasion de voir une femme dans cette position, [...] pourquoi choisir une femme alors qu’il y a plein d’exemples d’abus de pouvoir chez les hommes ?", a rétorqué Alsop) ?

Field n’a pas cherché à faire un film misogyne, ni à ourdir un semblant de procès d’intention envers une époque où tant de millennials sont si "pressés de s’offusquer", une époque si prompte à "annuler" (comme le sera Lydia), mais à montrer les failles, toute la complexité et l’imperfection de l’être, en société comme dans l’intime. D’autant que Cate Blanchett, absolument magistrale, jamais dans le manichéisme, jamais dans la facilité, excelle à exprimer, à moduler les infimes tensions et les contradictions qui façonnent Lydia, puis l’amèneront à se remettre en question dans les remous et les vides de sa déroute existentielle.


Todd Field sur SEUIL CRITIQUE(S) : Little children.

Tár
Tag(s) : #Films

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