Beau a peur, certes, mais peur de quoi, peur de qui ? Du monde d’abord, métamorphosé en un chaos laissé à l’abandon, sale et hostile et inquiétant, et où aller acheter une bouteille d’eau, juste ça, aller-acheter-une-putain-de-bouteille-d’eau, peut se transformer en pire épreuve de votre existence, et où l’Homme ne fait plus qu’hurler, invectiver ou agresser (ça rappelle quelque chose, non ?). Et puis peur de sa mère, évidemment. D’ailleurs il doit aller la voir. Il doit prendre l’avion pour aller la voir et célébrer l’anniversaire du décès de son père, passé de vie à trépas à cet instant précis de la jouissance, cet instant de la décharge, et paraît-il que Beau a hérité de cette même pathologie, c’est sa mère qui le lui a dit, qui le contraint à ne pas vouloir de rapports charnels, de peur d’en crever. Cet instant précis donc où Beau fut conçu, cet instant entre l’extase, la vie et la mort.
On reprend : aller la voir, prendre l’avion, célébrer l’anniversaire, mais en étant sans cesse empêché, ou retenu, ou empêtré dans ses propres psychoses existentielles, ou peut-être Beau tergiverse-t-il toujours chez lui parce qu’il n’a pas envie, ou parce qu’il a peur. Du monde/chaos autour de lui. Et de sa mère, évidemment. À vrai dire, au bout de trois heures de pérégrinations en psyché lointaine, très lointaine, on ne le sait pas franchement, on ne sait plus grand-chose d’ailleurs, on est en vrac, c’est flou. En revanche, ce sentiment d’avoir vu, d’avoir vécu un monument de whathefuckisme, ça c’est certain. Ari Aster, et ça c’est certain aussi, ne s’est visiblement imposé aucune limite dans la surenchère symbolique et les incessantes mises en abyme d’un récit associant joyeusement Kafka, Borges et Freud, et demandant même à Joaquin Phoenix, quel affront, de ne pas "jouer", plutôt d’être en mode low, de s’en prendre plein la gueule, de geindre, d’ânonner et de répéter "What?" aussi souvent que possible pendant trois heures. D’être, entièrement, la marionnette désarticulée de ses délires démesurés.
Et qu’un projet pareil, absolument monstrueux, quasi invendable, ait pu voir le jour aujourd’hui, où règnent en maîtres frilosité artistique et rentabilité à tout prix, relève presque d’un contresens, d’un malentendu qui, quelque part, s’est produit dans la chaîne de production et que personne n’aurait remarqué. À l’origine de Beau is afraid, il y a un ancien court-métrage d’Aster qui s’appelait déjà Beau et qui, en gros, correspond aux quinze premières minutes du film, soit un homme un peu toqué souhaitant rendre visite à sa mère qui voit son départ retardé lorsque ses clés d’appartement disparaissent mystérieusement, puis hanté par des événements de plus en plus bizarres et sinistres.
Des années plus tard, mais en fait bien avant Hérédité et Midsommar, Aster en a imaginé la suite sous la forme d’une odyssée cauchemardesque dans l’inconscient en surrégime d’un homme en proie à l’angoisse d’être. D’être vis-à-vis des autres et de soi, de l’amour d’enfance (Elaine, elle s’appelle Elaine) et de l’amour tout court, du sexe et de sa mère, évidemment. Ça fait beaucoup. Ça fait tellement que Beau a un psy, et le film commence là, avec Beau assis chez son psy et qui lui parle de ce qui ne va pas dans sa vie et dans sa tête. On pourra éventuellement partir du principe que Beau est dans le cabinet de son psy pendant tout le film, y racontant ses inquiétudes chroniques soudain mises en image, soudain hyper symbolisées à l’écran entre visions incongrues et psychanalyse rudimentaire : mère (évidemment) castratrice, place du père, secret au grenier, effroi de l’acte sexuel (la scène de sexe complétement folle sur le Always be my baby de Mariah Carey) et autre phallus géant (oui, Aster a osé).
Il s’opère d’ailleurs, vers la fin de la scène, un étrange raccord son tout sauf innocent (Aster n’a pas pu passer à côté d’une telle maladresse au montage, c’est impossible), comme si le son ambiant (on entend par exemple le bruit des voitures dans la rue), à la faveur d’un changement de plan où le psy se lève soudain de son siège, se coupait tout à coup, sans prévenir. Comme si la séance avait vraiment débuté ; comme si ce que Beau avait à (nous) dire pouvait débuter ; comme si nous étions désormais dans sa tête à vivre, à ressentir, à endurer avec lui les infinies manifestations allégoriques de ses peurs et de ses doutes façonnés par des années de culpabilité mal placée, de parentalité avortée et de nœud œdipien.
Car il y a profusion, dans Beau is afraid. C’est un film du trop-plein, avec ce que cela suppose d’éclats, de ratés et de ventre mou. Et le film aurait-il été plus impactant, aurait-il mieux fonctionné avec pas mal de coupes, avec, disons, une bonne heure en moins ? Ou tire-t-il justement sa puissance de frappe et d’évocation de cette volonté d’excès, d’en faire trop tout le temps, de bourrer ? Oui, non, peut-être, qu’importe. Le film sidère de toute façon (la première heure, dantesque), et quand Aster ne se perd pas dans quelques débauches esthétiques ou narratives (la partie dans la forêt), il sait, très simplement, nous surprendre, nous toucher et nous faire flipper (les mots glissés sous la porte par un voisin énervé, le type au-dessus de la baignoire, Elaine figée après l’orgasme…). Entre un Michel Gondry névrotique et un Charlie Kaufman puissance mille, du brio au grotesque, de l’enfance au présent, de l’imaginaire à l’éventuel, d’un monde à un autre, Beau is afraid devrait, logiquement, cliver à mort tant Aster, dans un grand geste fou et radical, ne fait rien pour qu’on aime son film, et rien non plus pour qu’on n’arrête pas d’y penser.