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Pauvres créatures

Elle croyait en finir avec la vie en se jetant du London Bridge, lasse d’un quotidien étriqué et d’un mari violent, apprendra-t-on, pour finalement revivre sous les mains d’un Frankenstein recousu des pieds à la tête, Godwin Baxter, qui, féru de greffes tordues, lui transplante le cerveau du bébé qui allait naître avant qu’elle ne décide de disparaître dans les eaux sombres de la Tamise. Et voilà donc Victoria Blessington devenue Bella Baxter, petite fille au corps de femme (ou plutôt de sa mère). Un "sujet d’études". Une créature hybride mais profondément humaine qui, bientôt, aura soif d’apprendre. Hâte de découvrir le monde (comme elle a découvert les joies et exultations de son intimité). Avec, posé dessus, un regard vierge de tous principes, débarrassé de tous préjugés et du moindre tabou. Décalage assuré, évidemment.

C’est Ari Aster qui, avec Beau is afraid, nous avait offert le film le plus what the fuck de l’année dernière. Il se pourrait bien que Pauvres créatures, inspiré du roman éponyme d’Alasdair Gray, soit (déjà) celui de cette année, sorte de conte cacophonique débordant d’inventions et de péripéties ; d’odyssée luxuriante pleine de circonvolutions narratives et de délires esthétiques où Emma Stone, corps et âme, ébouriffe tout sur son passage. Cet aspect foisonnant, surchargé, pourra d’ailleurs rebuter, ou lasser à la longue (une bonne demi-heure en moins et on frôlait éventuellement le chef-d’œuvre), tant Yórgos Lánthimos déploie sans jamais faillir un univers visuel saturé et très référencé (on reconnaîtra là du Gilliam, là du Burton, là encore du Andersson ou du Jeunet…).

Référencé certes, et en même temps complètement atypique dans ce qu’il élabore, imagine et exalte (la mise en scène, débridée, paraît s’adapter à la folie constante qu’elle est en train de filmer : grand angle, plans en fish eye, décors monumentaux, musique déstructurée…) d’un vieux monde aux ambitions rétrofuturistes (le récit est censé se dérouler à l’époque victorienne) sur le point de penser l’avenir. Où, soudain, tout devient possible. Où s’affirmer et sillonner ne peut qu’amener à se révéler soi-même. Par le sexe, par les livres et les voyages, Bella explorera ces possibles à la manière d’une Candide rafistolée, de Lisbonne à Alexandrie en passant par Paris et ses lupanars.

Embrassera les merveilles de ce monde où sa quête d’indépendance et de connaissances butera contre son inévitable revers, la condition humaine, faite de conventions, et de violences, et de misère. Ou, plus généralement, de cette bêtise de l’Homme prompt à satisfaire, toujours, ses envies de richesse et de domination. Bella, de marionnette désarticulée au langage circonscrit à femme à part entière, affranchie, clairvoyante, amoureuse, saura louvoyer parmi épreuves et (dés)illusions et se poser enfin, sûre désormais de qui elle est et de ce qu’elle veut. La pauvre créature n’est plus et, face à nous, c’est une femme maintenant que l’on regarde ; une femme qui a su tracer sa route vers sa liberté avec verve et fracas. Et c’est exquis.


Yórgos Lánthimos sur SEUIL CRITIQUE(S) : The lobster, Mise à mort du cerf sacré, La favorite.

Pauvres créatures
Tag(s) : #Films

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