Il n’a pas de nom autre que le borgne, semble venir, être de nulle part, naquit de la brume et d’un vent hostile, mais le garçon qui l’accompagne dit qu’il vient de l’enfer. Il est sans doute un spectre en ces âges lointains et que l’on craint, l’incarnation d’une force souterraine, vengeresse. Il est d’abord un esclave mutique, ardente machine à tuer qui broie et massacre d’autres esclaves quand les clans se décident à des combats sauvages au milieu de la tourbe et des rochers noirs. Quand il s’affranchira de sa condition, éventrera à mains nues son "maître" (et ses boyaux sont telle une offrande archaïque à ses démons, encore fumante parmi les herbes), il rejoindra quelques Vikings solitaires prêts à conquérir une autre Jérusalem, belle et promise, et à convertir les païens de la Terre à la volonté de Dieu.
Il n'y a pas réellement d'intrigue, quasiment aucun dialogue, des râles, des cris ou des prières, et des corps qui ploient, des chairs qui se fendent, et les décors ne sont rien d’autre qu’une nature affirmant sa dure, sa sublime immensité et qui, comme chez Tarkovski, est une nature parlante et primitive révélant aux hommes leurs origines, une terre natale. Des landes, des forêts, des massifs figés, sculptés par la puissance des éléments, scénographie abstraite ne permettant aucune clémence, aucun repos, aucun paradis, et comme un arcane tellurique disposé à empêcher l’exploration de ces hommes dans la recherche d’un Nouveau Monde, celui qu’ils soumettront plus tard aux nuages, au sang et à leur foi.
La quête évangélique, exploratrice, est un argument de l’Histoire qui sert à peine de caractère narratif comme pouvaient l’être, chez Tarkovski encore, la "chambre des désirs" dans Stalker ou l’océan de matière protoplasmique dans Solaris. L’essentielle vérité est ce basculement de l’homme vers la folie quand la limite, entre le profane et le sacré, se désagrège dans l’inhumanité et la démence. Comment rester un homme, comment devenir un émissaire de Dieu en ces temps barbares où les croyances demeurent encore rudimentaires, à l’état de sombres superstitions condamnant la perception d’un monde, d’une réalité s’offrant à tous ?
L’œuvre est rêche, dénudée à l’extrême, travaillée par les ténèbres, par inclinations mythologiques. Elle modèle les temporalités, s’épanouit à des visions et des prémonitions, océans renversés, têtes coupées, visages dans un souffle rouge. Elle se voue, éperdue, à ceux qui veulent bien s'y confronter dans une étreinte très violente, et prêts à entrevoir de possibles énergies occultes. Son aura métaphysique refuse l’explication, la psychologie et n’importe quel dénouement.
L’œuvre est contemplative jusque dans sa brutalité et ses soubresauts, décline tous les signes, tous les codes qui pourraient ouvrir à des pistes, éventuellement à trop de références (l’œuvre paraît surgir d’un abîme jamais exploré). Kubrick est cependant évoqué l’instant d’une scène d’aliénation collective, la colonne de pierres totémique que le borgne s’acharne à ériger, dans un état second, succédant au monolithe noir de 2001. Puis, de cet achèvement halluciné, il ira vers une sorte de transcendance et deviendra un esprit, une essence non plus terrestre mais, par-delà les mers et les montagnes, divine.
Nicolas Winding Refn sur SEUIL CRITIQUE(S) : Bronson, Drive, Only God forgives, The neon demon, Too old to die young, Copenhagen cowboy.