Est-ce parce que, de toute part, on m’a mis la pression pendant des semaines et des semaines, au bureau, avec les amis, en soirée, du style "QUOI ?! T’as toujours pas vu Shutter island, toi le cinéphile, enfin soi-disant cinéphile parce que là pour le coup, tu laisses grave à désirer, mon petit mymp…" ? Est-ce parce que j’ai trop entendu, partout et jusque chez ma boulangère, que c’était un monument, une révélation d’ordre cosmique, un truc de dingue qui n’arrive qu’une fois par siècle ? Est-ce à cause de cet abruti au cinéma qui n’arrêtait pas de donner des coups dans mon siège et devait très certainement souffrir d’un TOC, genre si je ne change pas toutes les deux minutes de position dans mon fauteuil en cognant celui devant moi, ma famille entière va mourir écrabouillée par une météorite d’ici la fin de la séance ? Est-ce parce que, il y a de cela quelques années et alors que j’étais jeune et beau et brillant, j’avais lu le roman éponyme de Denis Lehane et connaissant, de fait, le fin mot de l’histoire ?
Sont-ce là, vraiment, les raisons de mon inextinguible scepticisme par rapport au film de Martin Scorsese ? Certes, Shutter island est carré comme il faut, bel ouvrage alliant spectacle populaire de haut vol et exigences cinématographiques de haut niveau. Mais c’est là qu’est l’os, hélas : tout est trop parfait, sans respiration et sans réelle audace. Scorsese ne dépasse jamais du cadre et des lignes d'un scénario poids lourd. Son film est sagement appliqué, posé sur les rails d’un train fantôme lancé à toute vitesse avec moult action et effets programmés à l’avance, laissant finalement peu de place à l’imaginaire, au mystère et à l’insaisissable. Une telle intrigue, entremêlant paranoïa permanente et abîmes psychologiques, pouvait pourtant prétendre à plus de complexité, de déchaînements, et s’ouvrir ainsi à plus de ténèbres (à la manière d’un Memento insulaire).
Cette perfection monolithique (la musique, la photographie, la mise en scène, et même DiCaprio…) finit par laisser de marbre, et plus qu’elle ne passionne ou ne surprend. Tout est souvent surligné (visions, souvenirs, flash-backs, traumatismes de guerre, scènes explicatives avec des tonnes de dialogues), sursignifié dans ses grandes largeurs, et le suspens peine à trouver une véritable efficacité, à n’être rien d’autre qu’une mécanique impeccable mais artificielle, très "poudre aux yeux". Le savoir-faire de Scorsese n’est évidemment pas à remettre en cause (mise en scène ample et nerveuse) ; néanmoins, le potentiel vertigineux de Shutter island est figé, révoqué sans ménagement au profit d’un thriller essentiellement anecdotique.
Martin Scorsese sur SEUIL CRITIQUE(S) : Les nerfs à vif, Le loup de Wall Street, Silence, Killers of the flower moon.