Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Les nerfs à vif

C’est un peu de tout, Cape Fear, de tout et de beaucoup. Hommage au film noir, œuvre de commande, remake d’un film de Jack Lee Thompson et puis échange nébuleux entre Steven Spielberg, qui devait le mettre en scène, et Martin Scorsese qui, lui, bûchait sur La liste de Schindler. Cape Fear reste l’un des films les plus décriés de la filmographie scorsesienne (avec La dernière tentation du Christ) tout en étant l’un des plus gros succès commerciaux de son auteur (et plutôt bien réévalué aujourd’hui). Étrange et amer paradoxe autour de ce maelström électrique boudé par beaucoup alors qu’il s’impose comme une incroyable compilation morale et formelle (et religieuse aussi) du cinéma de Scorsese, dissimulée sous les oripeaux ostensibles d’un thriller classique, mais largement transfiguré.

La trame du film, linéaire au possible, reprend celle du scénario écrit par James R. Webb en 1962 : un avocat, sa femme et sa fille sont persécutés par un repris de justice revanchard (interprété à l’origine par Robert Mitchum), ancien client dudit avocat qui l’accuse d’avoir dissimulé des preuves lors de son procès pour bénéficier de circonstances atténuantes. Dès le superbe générique d’ouverture d’Elaine et Saul Bass, et sur les accords inquiétants, forcément grandioses, de Bernard Herrmann (réorchestrés ici par Elmer Bernstein), le spectateur (p)ressent déjà, dans le reflet inquiétant des eaux de Cape Fear, que rien ne sera purement littéral ni parfaitement établi dans les multiples figures et symboliques du film.

C’est évidemment le cas pour celle de Max Cady (Robert De Niro, tatoué de partout, cabotin et déchaîné), grand méchant loup s’imposant davantage comme la représentation d’un ange exterminateur, possible matérialisation des tourments intérieurs de chacun des membres de la famille (dysfonctionnelle) Bowden, qu’un simple psychopathe se référant aux saintes écritures. Bête fauve amateur de Nietzsche, justicier vengeur omniprésent, increvable et presque immortel, Cady semble habité d’une force surnaturelle, d’une colère biblique (avant de disparaître à jamais dans les flots, il marmonnera un dialecte étrange, comme possédé) qui en font un démon obstiné dans sa recherche de vengeance qui passerait par la confrontation de la famille Bowden à ses propres péchés (le mensonge et l’adultère pour Sam, la colère et la frustration pour Leigh, la tentation et le désir pour Danielle).

Il est aussi un grand séducteur, incarnation du trouble sexuel (chez Leigh ou chez Lori, la maîtresse de Sam, qui finira défigurée) qui culmine dans la célèbre scène, quasi improvisée, de drague dans le théâtre entre Cady et Danielle (prestation magnifique de Juliette Lewis), convoquant à l’unisson Henry Miller, tension sexuelle et érotisme latent dans un décor de conte pour enfants (maison de poupée et couleurs acidulées au cœur d’une forêt noire). Avec, en point d’orgue, un baiser équivoque (Danielle n’a que 16 ans) et un sulfureux léchage de pouce resté dans les mémoires. Davantage qu’un énième serial killer inscrit dans la mouvance des psycho thrillers du début des années 90 (Le silence des agneaux, Basic instinct, Copycat, Obsession fatale…), Scorsese fait de Cady un incube exalté, un deux ex machina vociférant, proférant sans cesse la parole sacrée à qui voudra bien l’entendre ("I am like God, and God like me. I am large as God, He is as small as I", hurlera-t-il à Sam après s’être fait tabasser).

Formellement, Scorsese exagère tout. Scorsese se lâche, en mode De Palma des grands jours. Il surligne chaque émotion, dramatise chaque action et amplifie chaque mouvement de caméra : zooms, panoramiques et travellings avants agressifs, montage abrupt, décadrages, images en négatif, fondus en couleur (à ce titre, la photographie de Freddie Francis, qui travailla plusieurs fois pour David Lynch, est somptueuse)… Tendu, extrême, le film progresse inexorablement dans la folie et la violence (l’agression de Lori, le passage à tabac de Cady, le meurtre de Kersek, particulièrement sanglant…) jusqu’à son final apocalyptique où tempête, éclairs et tourbillons annoncent en fanfare la fin d’un long voyage rédempteur (les mains de Sam, lavées du sang de Cady) et la réminiscence (celle de Danielle, annoncée en début de film) d’un pardon consacré.
 

Martin Scorsese sur SEUIL CRITIQUE(S) : Shutter island, Le loup de Wall Street, Silence, Killers of the flower moon.

Les nerfs à vif
Tag(s) : #Films

Partager cet article

Repost0