Il aura fallu attendre pratiquement deux ans pour que Two gates of sleep, longtemps ignoré par les distributeurs français, trouve enfin un mécène indulgent qui veuille bien lui offrir une sortie confidentielle reléguée en fin d’année sur seulement six écrans dans toute la France. Et cette sortie inespérée, comme à l’improviste, viendrait presque confirmer, consacrer même le caractère unique et précieux de ce chef-d’œuvre frémissant signé par un jeune metteur en scène encore inconnu et plein de promesses : Alistair Banks Griffin. Surgit de nulle part (mais dans la continuité narrative et formelle de son court-métrage, Gauge) et en même temps sous l’emprise lumineuse, évidente mais contournée, de cinéastes singuliers, voire expérimentaux (citons, puisqu’il faut citer, Tarkovski, Weerasethakul, Reygadas, Sokourov, Grandrieux, Malick…), Two gates of sleep est un magnifique voyage vers l’inconnu, sans retour, rare et d’une émotion indescriptible.
Le dialogue est ténu, le scénario minimal, imaginé, "incanté" à partir d’un chant de L’Odyssée : "Étranger, les songes sont difficiles à expliquer et tous ne s'accomplissent point pour les hommes. Les songes sortent par deux portes, l'une de corne et l'autre d'ivoire. Ceux qui sortent de l'ivoire bien travaillé trompent par de vaines paroles qui ne s'accomplissent pas ; mais ceux qui sortent par la porte de corne polie disent la vérité aux hommes qui les voient". Deux frères vivent isolés, simples marginaux à l’abri de la société, avec leur mère quelque part entre la Louisiane et le Mississippi. Quand celle-ci vient à mourir, ils entreprennent, à l’encontre des lois, un périple difficile pour honorer sa dernière volonté et enterrer son cercueil dans un lieu secret près d’une rivière.
Two gates of sleep, quasi-méditatif, rappelle beaucoup le somptueux Mère et fils d’Alexandre Sokourov où, déjà, un fils accompagnait, portait littéralement sa mère malade vers la mort à travers une nature apaisante qui, à chaque vibration de la journée, se laissait redécouvrir dans sa pleine harmonie. Mais le film de Banks Griffin est suffisamment libre dans ses évocations et son esthétisme pour que, au-delà des références inévitables, il puisse trouver sa propre part de rêve et d’exigence. Two gates of sleep, très court (à peine 1h20), donne pourtant le temps d’absorber, de contempler une beauté languide mais absolue, guidant de ses reflets permanents l’errance du deuil vers un apogée poétique, bouleversant. En trois parties indistinctes, éventuellement réversibles (vie quotidienne, exploration funèbre puis épopée mystique), le film fusionne en un geste délicat la nature omniprésente au primitif surgissant, la terre à l’eau, le vivant à l’indicible.
Remontant le fil d’une rivière tel un Styx niché au creux d’une forêt dense, protectrice et sauvage à la fois, (un possible Éden ?), Jack et Louis semblent s’évaporer dans l’air chaud, se transcender, se sublimer par-delà l’oubli et la mort agités de quelques râles soumis par les efforts. Quand l’un vient à disparaître par la volonté de l’autre, les portes du songe s’ouvrent (ou bien se referment-elles ?) et viennent, dans une aube claire et brumeuse, nous emporter une dernière fois et nous déposer jusque dans la terre au pied d’un grand arbre, terre noire et grouillante prête à accueillir, à recueillir les corps et les âmes qui se seraient perdues de cet autre côté.
Allégorie religieuse ou fable mythologique, gouffre ésotérique ou maniérisme expressionniste, là n’est pas l’enjeu, là n’est pas le soi-disant caractère que l’on cherche à définir, à donner trop facilement (pour pouvoir le fustiger ensuite) à ce film sensoriel, charnel et d’une douceur bienfaisante. Two gates of sleep, avant tout, est un film de l’inconscient, du ressenti immédiat (orée du ciel, grain de la peau, feuilles irisées, flots bruissants…) qui se coule en nous, intime et résurgent. La maîtrise des plans et du cadre est totale (la scène de chasse en ouverture, somptueuse même dans l’horreur d’un gibier dépecé en entier), du son aussi, de la lumière (incroyable travail de Jody Lee Lipes, entre peinture et photographie) et du rythme modulé. Banks Griffin, d’un talent flagrant, limpide, avance en équilibriste dans les pas invisibles de ses frêles passagers, contemplant avec eux l’ordre du monde et, d’un royaume plus obscur, son envers décelé.
Alistair Banks Griffin sur SEUIL CRITIQUE(S) : The wolf hour.