C’est donc un retour à la source pour Park Chan-wook après son batifolage américain (le magnifique Stoker) et qui, reparti en Corée (celle du Sud, la cool), n’en adapte pas moins un roman de la galloise Sarah Waters (Du bout des doigts) qu’il transpose de l’Angleterre victorienne à la Corée des années 30, alors sous occupation japonaise. Une histoire de femmes qui s’aiment, de machinations et de faux-semblants, le tout sous l’égide de Sade et d’une sensualité oscillant entre sophistication et perversions. Sade qui, d’emblée, se révèle dans cette grande demeure où vont se dérouler les événements du film (puis, plus tard, dans la lecture d’Histoire de Juliette), demeure purement sadienne, inquiétante, éloignée de tout et presque inaccessible (un front de mer au bord de falaises escarpées, un long chemin dans la forêt, un sous-sol où l’on sévit…), tel le château de Silling dans Les 120 journées de Sodome.
Il y a aussi tout une imagerie sensuelle et fantasmatique du lesbianisme héritée d’un érotisme bon chic bon genre (gants en cuir, bain vaporeux, éclairages diffus… On est jamais loin des Prédateurs ou même de David Hamilton) qu’on avait déjà éprouvé (en mieux) chez Peter Strickland dans The duke of Burgundy qui vient faire écho, assez naturellement, à ce Mademoiselle retors (rapports de force et amoureux, maîtresse, servante, double jeu et jeu de dupes…). Sans oublier cette estampe célèbre, Le rêve de la femme du pêcheur d’Hokusai, qui trouvera une fonction ajoutée dans l’élaboration de l’intrigue et dont Park s’amusera, à la fin, à matérialiser et à justifier dans une vision de pur cauchemar.
Dans cet entrelacs, très dense, de tromperies et d’idylle secrète, les décors et les espaces jouent également un rôle essentiel que Park filme avec un sens du cadre redoutable. Œilletons, portes, tiroirs, parois coulissantes : tout se camoufle, se dérobe, se devine, s’écoute ou s’épie, propice aux manigances et à la transgression, celle de deux femmes s’émancipant du joug des hommes ramenés à de simples escrocs ou de vieux pervers sans amour (sinon pour l’argent et la domination). De ce lourd attirail référentiel et esthétique, Park accouche d’une œuvre monstre (2h30) qui étouffe sous ses propres dorures et ambitions, et paraît constamment hésiter entre la bouffonnerie et une certaine gravité.
Sentiment d’entre-deux, d’instabilité atmosphérique, que même la mécanique du scénario, en trois parties relayant chacune un point de vue spécifique (Sook-hee la servante, mademoiselle Hideko, puis finalement celui du récit, externe à celui qu’en font les personnages), a du mal à tempérer. Tout ce qui est vu dans la première partie est donc réinterprété dans la deuxième, se relit en décalque de ce que l’on a pu comprendre et assimiler avant (et là on pourra se rapprocher de Mulholland Drive, autre grand film lesbien qui parle aussi d’amour et se décortique à l’infini), avant de revenir à une neutralité narrative dans la dernière.
La manœuvre est excitante bien sûr, mais reste bizarrement sans effets sur nos attentes et nos goûts du risque tant le procédé ne propose rien d’autre qu’un twist qui, s’il permet bien une progression psychologique dans la romance entre deux femmes avides de libertés (morale, sociale et sexuelle), ne surprend guère dans son cheminement vers la vérité (qui trompe qui ? Qui aime qui ? Qui va s’en sortir ?). Et cette dernière partie, la plus faible, donne l’impression de vouloir conclure le film à la va-vite, et Park de briser son joujou en deux (l’évasion de l’asile, ratée, la scène de torture, inutile…), expédiant enjeux et eau du bain jusqu’à une ultime séquence qui, pour reprendre cet ancien proverbe, pourrait se résumer ici à "Quand le sage désigne la lune, l’idiot regarde la boule".
Park Chan-wook sur SEUIL CRITIQUE(S) : Thirst, Stoker, Decision to leave.