Au clair de lune, les garçons noirs paraissent bleu, et dans les nuits orange aussi, quand ils marchent ou quand ils s’embrassent. C’est de là que vient, de là que bat le cœur de Moonlight, dans le paraître, au clair de lune, ailleurs, n’importe où. Dans celui que l’on donne à voir, dans celui que l’on se donne à être. Qui est Chiron ? Un enfant, Little, se cachant des autres, et préférant la danse au football… Un adolescent, Chiron, subissant des brimades parce qu’il est "différent", et fuyant une mère toxicomane qui l’aime mal, à sa façon… Un homme, Black, devenu gangsta viril en lutte contre ses démons…
Barry Jenkins, adaptant une pièce de théâtre de jeunesse de Tarell Alvin McCraney, retrace trois instants, observe trois mouvements de la vie de Chiron et les événements qui participeront à la construction d’un autre Chiron, d’une façade, d’une armure, un bloc. Si les mots de Juan, son père de substitution (quand le vrai n’est qu’un abîme, une absence), résonnent d’abord comme un lieu commun ("Un jour, tu devras choisir qui tu as envie d’être"), ce sont pourtant ces mots qui prendront tout leur sens (et leur nécessité) quand Chiron devra admettre qui il est vraiment (la scène finale dans la cuisine, bouleversante).
Qui est Chiron ? Dans ce quartier difficile de Liberty City, à Miami, dans lequel il vit entre trafics de drogue et violence du quotidien, chez lui, à l'école et dans la rue, Chiron a grandi sans être à sa place ni totalement lui-même (être noir et gay dans une société qui rejette volontiers ces deux identités), sinon avec la seule éventualité de devenir un autre. Mais dans cette éventualité subsisterait cet instant avec Kevin, unique au milieu du chaos, quand ils échangèrent sur le sable caresses et baiser… Cet instant qui va rester, le hanter, le travailler en secret malgré les années, la prison et la transformation physique. Et qu’une simple chanson, passée un soir sur un jukebox, suffira à raviver.
Vibrant toujours, palpitant aussi, d’une pudeur et d’une justesse rares (et si, parfois, le film s’oublie dans un côté un peu tire-larmes, principalement dans les scènes avec la mère, alors ce n’est pas très grave), osant quelques ferveurs oniriques que renforcent les superbes musique de Nicholas Britell et photographie de James Laxton, Moonlight frémit d’une sensibilité à fleur de peau portée par trois comédiens remarquables (Alex R. Hibbert, Ashton Sanders et Trevante Rhodes) magnifiant chacun, à leur façon, le mutisme et les souffrances de Chiron. Dans un enfant au visage triste. Dans cet adolescent au regard fermé. Dans cet homme au corps changé, ultra masculinisé, coulé dans les canons du ghetto, l’archétype du dealer.
Le film, s’il se base sur l’homosexualité de Chiron (signifiée sans être appuyée ou directement évoquée), est d’abord un film sur la construction de soi par le déni, par la colère, par l’artifice, et ce jusqu’à la rupture. Et parce que derrière les muscles, derrière la chaîne et les dents en or qui brillent, derrière cet air dur qu’il s’est forgé à force d’abnégation de sa propre nature, Chiron est resté ce petit garçon qui voudrait comprendre ce que veut dire "faggot". Ce garçon qui croit savoir ce qu'il est et qui en a peur, et puis cet homme qui pleure encore devant sa mère, cet homme genre transi quand son "premier amour" l’appelle, dix ans après, et ce garçon encore quand, face à la mer, il se retourne et nous regarde soudain. Chiron est ce garçon. Ce garçon bleu au clair de lune.
Barry Jenkins sur SEUIL CRITIQUE(S) : Si Beale Street pouvait parler.