Après cinq films d’une exigence rare (et même après le revers que fut Hadewijch) constituant une œuvre globale qui a su, depuis plusieurs années, s’imposer comme un ensemble esthétique et philosophique peu commun en France, où en est le cinéma de Bruno Dumont ? Celui-ci semble se radicaliser un peu plus encore (pour le meilleur comme pour le pire) avec ce Hors Satan à moitié convaincant. Dumont file vers une ascèse de plus en plus spectaculaire, de plus en plus risquée aussi (se mettre à dos pas mal de spectateurs, et même les fidèles) : pratiquement aucuns dialogues, musique inexistante, action minimale, style épuré, refus de toutes explications et de la moindre psychologie, sécheresse des plans, jeu d’acteurs (non professionnels) à la limite, tantôt fascinant, tantôt balbutiant.
On est bien chez Dumont (on peut désormais parler de "style Dumont"), mais il manque (comme dans Hadewijch) quelque chose qui s’ouvrirait véritablement au spectateur et à ses envies, démesurées ou plus modestes. Après Freddy (La vie de Jésus) et Pharaon de Winter (L’humanité), le "gars" (il n’a pas d’autre nom) est une sorte de nouvelle figure allégorique dans l’univers toujours emprunt de mysticisme du réalisateur des Flandres. Qui est-il vraiment ? Une sorte de clochard céleste, saint, ange exterminateur chassant le Mal (par le mal) dans les dunes de la côté d’Opale, ou autre chose peut-être, une entité qui viendrait d’où ?
Vivant près d’une mare (celle du diable ?), dormant au sol, ne craignant pas même le feu, exorciste parfois, il s’agenouille souvent pour prier, invoquer, réunit ses mains devant lui comme prêt à donner ou à recevoir. Suivant ses pas (dans tous les sens du terme), une jeune fille habillée de noir, peau diaphane et regard angélique, donne l’impression d’apprendre, de s’absorber à ses actes, tout en voulant se donner à lui. Ils marchent souvent, s’arrêtent, parlent peu, lui chassant l’inhumain qui traîne, qui s’infiltre dans les maisons ou dans les âmes, elle dévote transportée puis revenue des morts.
Le monde peut bien s’engouffrer dans les ténèbres, il y en aura toujours au moins un, arpentant les routes et les terres, pour venir l’y soustraire, frêle espoir par la primarité, par une sorte de justice expéditive, par le fusil ou le bâton, par des cris et des baisers. Et quand l’Enfer semble s’ouvrir soudain en un gigantesque brasier ravageant l’horizon, il est rapidement consumé par la fille qui, guidé par le gars, et comme si elle marchait sur l’eau, traverse un bassin pour que cela suffise à calmer la fureur des éléments. Séquence étrange et ratée à la fois, à l’image d’un film qui oscille sans relâche entre agacement et fascination.
Flirtant avec un fantastique (exorcisme, résurrection, prières et flammes) jamais ostentatoire, Hors Satan prend trop souvent la pose, ordonne le dispositif, cherche l’intention, parvenant malgré tout à offrir la belle contemplation (photo et composition des plans superbes) d’une espèce d’état de grâce parfois complètement déroutant (une scène de sexe étrange et très forte avec une vagabonde qui, à la fin, rampe et se glisse dans l’eau telle une naïade redécouverte). C’est évidemment un cinéma qui demande beaucoup de résistance, voire d’abnégation, un cinéma travaillé par le vide, hypnotique, insaisissable et en même temps prégnant, qui questionne sans cesse notre appréhension face au sacré, à l’inconnu, à notre humanité et sa large complexité.
Bruno Dumont sur SEUIL CRITIQUE(S) : Hadewijch, Camille Claudel 1915, Ma Loute, France.